Une ressource mésestimée

Échapper au nihilisme (de salon)

L’élan du monde
5 min ⋅ 03/10/2023

J’ai été touché, récemment, par une lecture de nombreux psychiatres, psychologues, psychanalystes ou psychothérapeutes témoignant de ce qu’on pourrait appeler des expériences d’ouverture de la conscience. Par exemple, dans un entretien avec Stéphane Allix, David Servan-Schreiber rappelait une dimension importante de son parcours :

« Au contact des personnes qui s’approchent de la mort, on ne peut être insensible à l’intensité, au mystère profond qui entoure ce moment. J’en été très frappé en tant que médecin. Plus on s’approche de la mort, plus on touche à quelque chose qui est de l’essence même de la vie, un peu comme lors de la naissance. C’est une émotion presque religieuse, qui relève du sacré, que d’accompagner quelqu’un dans cette transition que tout le monde, chacun d’entre nous, connaîtra au moment de la mort. On est en présence du mystère. »

Relire ce type de propos m’a amené à la relation existant entre notre attention à ce mystère, à tout ce qui nous dépasse en la vie et le caractère plus ou moins conflictuel ou harmonieux que nous entretenons avec elle.


Si la mort nous pousse à éprouver non seulement notre vulnérabilité mais aussi l’étrangeté de cette vie, si elle peut nous amener à connaître une présence plus dense et plus ouverte, par bonheur, on n’est pas tenu d’attendre nos derniers jours ou ceux d’un proche pour percevoir, plus ou moins intensément, notre vulnérabilité et, plus largement, nos limites devant le grand mystère.

Serions-nous en train de créer un monde ? Aquarelle sur papier, 29,7/42 cmSerions-nous en train de créer un monde ? Aquarelle sur papier, 29,7/42 cm

Aussi me suis-je demandé si la présence à la vie dans toute son invraisemblance et toute son énigme n’aurait pas invité de nombreux individus et de nombreuses sociétés à se détourner de ce que nous, sociétés dîtes modernes, avons tant mis en exergue - je pense à la performance et la compétition tous azimuts qui caractérisent notre époque à bien des égards. 


Il me semble que, lorsqu’on est dans cette sensibilité à tout ce qui nous dépasse, le désir de dominer l’autre perd de son attrait. Je ne prétends pas qu’on accède à un état dans lequel la rivalité n’a plus du tout de prise sur nous. Je crois que ce serait une regrettable et dangereuse erreur de le prétendre. Mais dans les moments d’ouverture au très vaste, la course et ses hiérarchies deviennent fades et même rebutants.


Nos sociétés valorisent et encouragent la comparaison et l’évaluation. Elles en font même leur valeur cardinale.

Cette position n’étant pas longtemps tenable concrètement - de part l’impossibilité de survivre sans le secours d’autrui - nous nous retrouvons dans l’obligation de revendiquer ensuite une morale policée affirmant à peu près le contraire : l’amour du prochain, l’égalité, etc.

D’où une schizophrénie… au-moins latente.


D’autres cultures semblent avoir porté une attention plus importante sur la riche profondeur de la vie. Ce que nous appelons le sacré irrigue davantage leurs espaces existentiels. Peut-être que cette attention les a poussées à étudier sans complaisance le penchant humain pour la compétition. Fort de leur lucidité à l’égard de ses conséquences, elles l’ont encadrée avec rigueur et ont, en parallèle, encouragé l’entraide et l’écoute.

Dans une attention au bien commun.

Celui-ci étant perçu et conçu au-delà du cercle humain, il concerne aussi les autres espèces animales, les végétaux, les minéraux, l’eau, l’air, etc.


Il ne s’agit pas d’idéaliser ces cultures. Chaque société possède ses limites. Mais leurs propres analyses et celles de certains anthropologues me paraissent digne du plus grand interêt. Elles me touchent. Elles nous concernent. Savoir qu’il existe - ou qu’il a existé - des peuples qui accordent leur confiance en la nature et en notre nature a certainement participé à ma construction. Je dois reconnaître que même certains westerns de mon enfance ont joué un rôle dans mon sentiment des possibles. Plus tard, à l’âge adulte, mieux comprendre comment certains groupes humains ont su privilégier la joie de reconnaître tout ce qui nous dépasse, fut un réconfort.


Les peuples racines sont pour l’humanité, dans son histoire et son actualité, des exemples qui peuvent nourrir notre espérance, qui peuvent être des points d’appui pour nous éviter de devenir les chantres du désespoir contemporain qui se plaisent à affirmer continuellement, entre un vieux Bourgogne, une entrecôte et quelques caramels, que c’en est fini de notre espèce. Ces cultures premières peuvent aider celles et ceux d’entre nous qui s’identifient à l’écoanxiété .

Je dois reconnaître que, parfois, pris par cette forme de passion triste ou de pulsion morbide, je les rejoins presque.

Ce faisant, j’oublie comme eux, l’expérience de ces peuples.

J’oublie l’expérience - chez leurs peuples comme chez les nôtres - des milliards d’individus qui, œuvrant chaque jour avec empathie pour des relations simplement fraternelles - avec un.e proche, un.e inconnu.e, une rivière, un arbre, un lieu - nous évitent l’effondrement mondial annoncé, la grande catastrophe, le chaos, la fin de toute existence. Ou sa réduction aux quelques organismes capables de survivre après, par exemple, une apocalypse nucléaire.


N’oublions pas ces myriades de sœurs et frères en humanité. Et n’oublions pas leurs myriades de gestes et de choix. N’occultons pas cette dimension.


Peut-être souffrons-nous d’une difficulté à remettre en cause le modèle existentiel et social auquel nous avons dû sacrifier une partie de notre vitalité.

Mais reconnaître l’ampleur de notre déroute n’implique pas l’obligation de se morfondre. Décrochons de ce qui, en nous, reste convaincu que seul, le vieil Occident, désormais mondialisé, peut tenir les rênes. Suivons le conseil de Sabah Rahmani lorsqu’elle invite à « s’émanciper des limites du raisonnement auto-ethnocentré ».

Les peuples autochtones représentent plus de 370 millions de personnes réparties sur les cinq continents. Ils parlent plus de 4000 langues. En 2015, réunis en assemblée constitutive, ils lancèrent un appel mondial aux États et à l’humanité pour la préservation de la vie sur la planète et celle des générations futures.

Laissons tomber ce qui, en nous, continue d’accorder foi et confiance en ceux-là même qui, refusant coûte que coûte de quitter la prédation, entretiennent un climat de fatalité… qui les arrange bigrement. En effet, si tout est fichu, pourquoi s’escrimer à dénoncer ce qui doit l’être, pourquoi changer, pourquoi imaginer d’autres pistes, pourquoi tout faire pour les mettre en acte ? Surtout lorsqu’on a une entrecôte à terminer, des caramels ou un vieux Bourgogne, ou les trois à la fois.

Décollons-nous de nous ce poids lourd et rejoignons l’aventure du vivant.


Il y a quelques temps, dans l’émission radio L’heure Philo, Isabelle Stengers s’expliquait sur l’intérêt qu’elle porte aux zadistes apprenant à lutter pour un avenir en commun. Interrogée sur leur écoanxiété (et celle de la jeune génération) la philosophe répondit en affirmant, au contraire, que ces zadistes ne sont pas écoanxieux. Précisément parce qu’ils s’engagent, concrètement.


Je souhaite m’adresser à cette partie de moi, comme à cette partie de vous, peut-être, si vous la reconnaissez, qui n’en finit pas de s’accabler.

Et j’aimerais m’adresser aussi à cette autre partie de moi, comme à cette autre partie de nous, qui est restée dans cette relation de confiance et d’attention,  à cet esprit primordial qui reconnaît que la force vitale dépasse notre compréhension.


Une fois encore, n’est-il pas temps de nous ressaisir ?


N’est-il pas temps de condamner l’arrogance des puissants devant la tendresse et le besoin d’amour ?

N’est-il pas temps de reconnaître notre intelligence lorsque nous privilégions cette tendresse et ce besoin d’amour, partagés par la plupart des humains, lorsqu’ils sont en condition de respirer librement ?


À cesser de cultiver notre propension à la servitude volontaire, le sourire du grand mystère ne saurait tarder à se manifester.


*


Chaleur humaine sous le vaste ciel.


Les gros nimbus s’accumulent

se chevauchent, s’interpénètrent

se riant de nos prières

Nos appels au raisonnable.


Chaleur humaine sous le vaste ciel


Nous aussi

éblouis par la puissance du vivant

rions de nos mascarades.


Plutôt que prétendre à la Sainte Raison

reconnaissons sobrement le besoin de

chaleur humaine sur le vaste ciel

sur la vaste terre

dans le très vaste univers.


*


À peine sortis de la nuit

des nuages roses

loin, au-dessus de la brume bleue


*


Merci pour votre lecture, heureux automne à tou.te.s et à bientôt !


*


Le témoignage de David Servan-Schreiber est issu de «Un fantôme sur le divan » de Stéphane Allix, Albin Michel 

Le conseil de Sabah Rahmani vient de « Paroles des peuples racines, Plaidoyer pour la terre », Domaine du possible, Actes Sud

Le point de vue d’Isabelle Stengers peut se réécouter sur le podcast de L’heure Philo :

Une lutte armée contre la raison ? À la rencontre de William James avec Isabelle Stengers

https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-heure-philo

L’élan du monde

Par Olivier Belot

Après avoir étudié aux Beaux-arts de Nancy, j’ai exposé en France, en Allemagne, en Pologne, au Luxembourg et aux États-Unis. Néanmoins, je crois être un artiste discret, qui comme beaucoup de plasticiens, use de l’art comme d’un objet transitionnel permettant de partager ponctuellement ce qui s’élabore longuement dans un certain retrait du monde. En complémentarité avec cette relative solitude, je développe avec d’autres personnes - souvent militantes et créatrices - des dispositifs de rencontre et de recherche collective autour des nécessaires transitions ou mutations écologiques et solidaires. Le Café Itinérant de la Transition, créé au sein de son collectif, dans le département de la Meuse en est une manifestation. Enfin, j’anime avec Béatrice Belot Le Deley le singulier Atelier des Prés qui ouvre chacun.e à l’expression créatrice. Cet atelier est situé dans le village de Pareid en Meuse. Écrivant autant que je dessine, le format de la lettre me permet de donner plus régulièrement des aperçus de mon travail. Instagram : _olivierbelot_

Instagram de l’Atelier des Prés : latelierdespres

Blog : https://olivierbelot.jimdofree.com/

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