De la volonté de domination à l’animisme

Nos sociétés ont longtemps méprisé l’animisme - cette manière de considérer que chaque rocher, chaque oiseau, chaque arbre et chaque rivière est doté, disons, d’une âme vivante. Notre modernité a longtemps défini la nature comme un objet qu’il s’agit de dominer. Mais un doute n’aurait-il pas toujours subsisté ?

L’élan du monde
7 min ⋅ 05/08/2025

Cette prétention à se situer au-dessus des personnes qui ne nous ressemblent pas - celles qui viennent d’un autre milieu social ou d’un autre pays, d’une autre culture par exemple - et de tout ce qui diffère de nous - les autres animaux, les végétaux,  les minéraux… - engendre, me semble-t-il, une amertume.

Je crois que, sans toujours le reconnaître de manière claire, nous éprouvons la secrète nostalgie d’une relation plus cordiale, plus équitable, plus empathique et beaucoup plus vivante avec le monde lui-même. La nostalgie d’une relation plus habitée, plus fertile aussi, à la vie.


Ne pourrions-nous reconnaître l’animiste en nous ?


Se couper de la nature pour l’instrumentaliser implique qu’on se coupe également de la nature en nous. Se couper de tout ce qui nous paraît trop étrange - ou trop étranger - autour de nous implique qu’on se sépare de l’étrange en nous - comme certains de nos rêves, désirs, émotions ou sensations. Je crois que les conceptions qui font la promotion de la domination sociale et celles qui surprivilégient la domination de soi sont liées. Dans les deux cas il s’agit de faire taire ce qui n’entre pas dans notre plan, plutôt qu’être attentif à ce qui cherche à s’exprimer et qui pourrait éventuellement nous transformer.


Voilà, de mon point de vue, le fond de l’affaire. Et une origine probable à ces vagues d’amertume qui envahissent les cœurs contemporains.


Le conflit entre notre adhésion à l’économie de la domination - qui a pris la forme du capitalisme mondialisé que nous connaissons - et notre besoin de relations nourries d’affection et chargées de sens  n’a pas seulement lieu entre nous - notamment dans des luttes politiques et débats philosophiques - mais en chacune et chacun de nous.



L’idéologie du profit invite à gagner sur l’autre, c’est-à-dire à exploiter son environnement humain et autre qu’humain.

L’animisme invite à percevoir l’intériorité de l’autre, que cet autre soit, là encore, humain ou figuier de Barbarie ou encore lièvre des prairies.

Pourrions-nous passer de l’idéologie du profit et de la domination à une forme d’animisme, ou pour le dire autrement, au goût de la relation ?

Est-ce vraiment si compliqué ? Aquarelle sur papier, 29,7/42 cm, Juillet 2025

Commençons par la quête du profit en écoutant ce que nous rappelle notre cousine Margot1.

« En France, les 10 % de personnes les plus aisées ont une empreinte carbone huit fois supérieure à celle des 10 % les plus précaires », « les 10 % les plus riches sont responsables de près de la moitié des émissions globales de gaz à effet de serre ». « À titre de comparaison, le jet privé de Bernard Arnault émet en un mois l’équivalent d’un.e français.e moyen.ne en 17 ans ». 


Nous croisons toutes et tous, régulièrement, ce type d’information. Globalement, ce n’est pas un scoop, nous savons que les personnes et les pays les plus riches aggravent particulièrement le dérèglement climatique et la chute de la biodiversité, pour ne citer que ces deux phénomènes.

Tout le monde le sait, pourtant nous continuons à considérer que gagner toujours davantage d’argent, même largement au-delà de nos besoins - en terme de sécurité, d’alimentation, d’habitat, de santé, d’accès à la culture… sans avoir à être sans cesse sur le qui-vive - est synonyme de progrès. Gagner toujours plus d’argent est perçu, non seulement comme un plus grand bonheur, mais surtout comme une augmentation de notre valeur, individuelle ou collective. Curieusement, cette façon de concevoir l’existence, qui restait encore assez tabou dans nos régions, même si on y adhérait, s’exprime aujourd’hui au grand jour, de façon décomplexée, et sans distance critique.


Désigner, haut et fort, les principaux responsables des désastres environnementaux me semble nécessaire. Mais ne serait-il pas tout aussi urgent de reconnaître simplement l’absence de corrélation entre notre compte en banque et notre valeur ? Ou, si il y a corrélation, ne serait-il pas opportun d’étudier dans quel sens celle-ci se produit ?

Peut-être existe-t-il un seuil au-delà duquel l’argent a tendance à ratatiner les esprits. Peut-être existe-t-il un seuil au-delà duquel l’accumulation d’argent amoindrit notre valeur.


Nos sociétés, valorisant le pouvoir et organisant sa répartition par le biais de l’argent, évitent soigneusement de vérifier si oui ou non, acquérir plus d’argent, donc plus de pouvoir, augmente véritablement notre valeur individuelle et collective. Le profit économique nous rend-il plus éclairés, éveillés, responsables, conscients, aimables, généreux, joyeux, conscients, heureux… ?


Nous nous sommes rendus capables de connaître avec précision quel pression peut supporter n’importe quelle poutre métallique. Nous nous sommes beaucoup moins intéressés à notre propre capacité de résistance face à l’acquisition de pouvoir.

À partir de quelle seuil plions-nous ?

Il me semble bien que notre constitution d’êtres humains connaisse, elle est aussi, des limites. Par exemple, il est nettement plus difficile de résister à l’envie de prendre le monde comme un hypermarché planétaire en constante braderie lorsque notre carte bancaire le permet.

Il suffit d’observer nos propres addictions aux écrans. Dès lors que les abonnements à l’internet en offrirent généralement un accès illimité, nous avons connu les pires difficultés… à en limiter notre usage. Ce surcroît de pouvoir nous a rendu impuissants et dépendants.

Celles et ceux qui ne sont pas nés avec le numérique savent par l’expérience qu’il est possible de s’en passer et même que, par certains aspects, son absence ou sa mise à distance offrent des avantages remarquables. Ne faudrait-il donc pas accorder autant d’attention à l’étude de nos caractéristiques psychiques qu’à celles, par exemple, de la physique des matériaux ?

Dénoncer les agissements de la minorité dominante reste absolument nécessaire puisque ce sont eux qui, possédant la majorité des médias, dirigent nos comportements - par les médias en question et la publicité - et dirigent les gouvernements - par le lobbying, le pantouflage2 et les financements de campagne. C’est nécessaire aussi parce que, dans l’éventualité d’un chaos, ils auront beau jeu d’apporter un peu d’ordre - policier, militaire, dictatorial s’il le faut.


Dénoncer ces phénomènes reste donc nécessaire. Mais ça ne nous prive pas de l’urgence à expliquer comment ce qu’on appelle généralement le profit mène à cette folie, comment cette croyance en l’argent détruit nos propension à l’empathie, comment la valorisation du pouvoir perverti les sensibilités.

C’est tout de même profondément regrettable qu’une proportion non négligeable de la population humaine puisse adhérer à ce point à la légende communément admise qui dit que gagner plus d’argent augmente la valeur de notre être. Combien d’efforts, de sacrifices, de douleurs pour des questions d’identité qui ont de faibles chances d’avancer en suivant cette piste ?

Combien de temps passé, éventuellement dans des études, puis dans des métiers choisis dans cette optique pour n’obtenir qu’une chimère, une illusoire identité supérieure ?


J’ai peut-être déjà évoqué dans cette lettre une anecdote qui, si je me souviens bien, était rapportée par Swami Prajnanpad : un type qui avait un poste élevé dans une entreprise se prosternait chaque jour devant le portier de son immeuble de bureau. J’imagine qu’il n’en faisait pas non plus des tonnes, mais il signifiait, avec une humble sincérité, par ce geste, que le portier était plus avancé que lui sur le cheminement spirituel. Par ce geste, il reconnaissait, dans toute sa valeur, la sagesse de cet homme. C’est ainsi qu’il commençait sa journée de travail, en  différenciant la valeur que lui accordait l’entreprise pour laquelle il travaillait de la valeur qu’il s’attribuait plus profondément.


Passons maintenant à l’animisme. Récemment, je suis tombé sur la définition qu’en donne Philippe Descola. Pour notre cousin anthropologue, l’animisme est un mode d’identification qui se caractérise « par le fait d’attribuer à tous les êtres humains et autres qu’humains le même genre d’intériorité, de subjectivité et d’intentionnalité3 ».


C’est le genre d’énoncé qui, spontanément, me rend tout joyeux. N’est-ce pas revigorant ? Je ne sais pas pour vous, mais en ce qui me concerne, ça me replonge dans mon enfance, avec, notamment, le rêve que je nourrissais de découvrir le langage des animaux.

Quand nous volons, nous nous élargissons Aquarelle sur papier, 14,9/20,9 cm, Juillet 2025


Je ne sais pas si le trèfle, l’abricotier où les pruniers sauvages qui m’entourent au moment où j’écris ressentent la vie au sens où nous la ressentons. À la différence des personnes qui vivent dans des cultures où le chamanisme tient un rôle central, je n’ai pas cultivé les facultés qui me permettraient d’entrer davantage en relation avec ce trèfle, cet abricotier ou ces pruniers. Je n’ai pas cette expérience. Mais quel bonheur lorsque, présent à la chaleur ou au froid du jour, présent aux couleurs, aux parfums et aux textures qui nous entourent, le monde nous apparaît vivant !

Quel bonheur lorsqu’il vient à nous, lorsqu’il semble de lui-même entrer en relation et nous installer pour un temps dans la perception du vibrant tissu relationnel, dans cette incroyable polyphonie à laquelle nous participons !

On ressort de ce bain aussi ébloui qu’étourdi. Ou aussi frais et vif qu’un ruisseau de montagne.

N’est-ce pas enthousiasmant de s’inviter à cette attention au tout-relationnel qui nous entoure et nous constitue ?

Ne serait-ce pas bien plus intéressant et stimulant de se proposer, individuellement et collectivement, cet axe de vie, en lieu et place de l’affligeante et destructrice course à la domination par l’argent ? 


C’est ce que font certaines et certains d’entre nous, ici en Europe mais aussi sur le continent amérindien, au sujet duquel, dans notre grande famille bigarrée, les philosophes Sophie Gosselin et David gé Bartoli4 rappellent qu’en « août 2006 s’était amorcé en Bolivie un processus d’Assemblée constituante qui a abouti à la reconnaissance de la nature-Pachamama comme sujet de droit et qui a trouvé son prolongement dans la déclaration universelle des droits de la Terre-mère. »

« Cette assemblée s’est exprimée au nom des peuples des nations de la Terre et reconnaissait la Terre-mère (traditionnellement appelée Pachamama par les peuples indigènes andins d’Amérique latine) comme communauté de vie indivisible composée d’êtres interdépendants et intimement liés entre eux par un destin commun ».

Pendant les défilés d’ouverture de cette assemblée, des représentants de ces peuples sont venus avec « costumes, ornements, instruments, offrandes, animaux et esprits. Et ils comptaient bien entrer en République avec toutes ces entités ».

Là où l’espace politique moderne ne reconnaît que des sujets de droit individués, réunis par un contrat, ces peuples se présentent d’emblée en tant que personnes relationnelles » concevant le monde comme « un ensemble relationnel ouvert associant humains et autre qu’humains ».


Le travail anthropologique de notre cousine Marisol de la Cadena explique que chez ces peuples, « les humains et autres qu’humains (animaux, plantes, montagnes, lacs, pluie) sont intrinsèquement liés, entrelacés comme les fils d’un même tissu5 ».

Dans les nuées Aquarelle sur papier, 29,7/42 cm, Juillet 2025


Dans nos évolutions personnelles et collectives d’occidentaux, n’arrivons-nous pas à une approche sensible similaire ?

À des milliers de kilomètres de l’Amérique latine, ne sommes-nous pas, aussi, transformés par des changements aussi surprenants qu’inespérés ?

Ne pouvons-nous entre-tisser nos expériences, aussi éloignées soient-elles géographiquement ?

Nos cultures n’ont-elles pas, plus encore qu’hier, la possibilité de s’hybrider ?

Ne pouvons nous nous risquer à cette fertile créolisation ?

Ne pouvons-nous chercher à nous appuyer sur ces mutations ?

N’y a-t-il pas là de quoi étoffer notre sens du vivant trop longtemps étouffé ?

Ne serait-ce pas enthousiasmant de prendre exemple sur ces peuples cousins pour cultiver et revendiquer la possibilité de reconnaître et laisser vivre la singularité et l’altérité irréductibles de chacune et chacun d’entre nous, humains ou autres qu’humains ?


*


Même la mouche

sur le bord de la table

prend le soleil de manière admirable


*


Je vous souhaite d’heureuses journées aoûtiennes !

Olivier



Sources :

1 Petit manuel de répartie écologique, Margot Jacq, LLL Les Liens qui Libèrent.

2 Le lobbying, rappelons-le, permet à des groupes privés, de faire voter par nos élus des lois écrites par ces groupes privés. Se rendre coupable de pantouflage (c’est un délit, même s’il se commet régulièrement) consiste aussi à mélanger service public et privé. Mais cette fois-ci il s’agit d’un ou une élue, par exemple, qui met à profit son expérience et ses connaissances de la fonction publique à l’avantage d’une entreprise privée - qui va le rémunérer pour ça.

3 La cousine Sophie et le cousin David m’ont appris (dans le livre La condition terrestre) que cette définition de l’animisme a d’abord été proposée par l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro.

4 La condition terrestre, Habiter la terre en communs, Sophie Gosselin & David gé Bartoli, Éditions du Seuil

5 Ibid.

L’élan du monde

Par Olivier Belot

Après avoir étudié aux Beaux-arts de Nancy, j’ai exposé en France, en Allemagne, en Pologne, au Luxembourg et aux États-Unis. Néanmoins, je crois être un artiste discret, qui comme beaucoup de plasticiens, use de l’art comme d’un objet transitionnel permettant de partager ponctuellement ce qui s’élabore longuement dans un certain retrait du monde. En complémentarité avec cette relative solitude, je développe avec d’autres personnes - souvent militantes et créatrices - des dispositifs de rencontre et de recherche collective autour des nécessaires transitions ou mutations écologiques et solidaires. Le Café Itinérant de la Transition, créé au sein de son collectif, dans le département de la Meuse en est une manifestation. Enfin, j’anime avec Béatrice Belot Le Deley le singulier Atelier des Prés qui ouvre chacun.e à l’expression créatrice. Cet atelier est situé dans le village de Pareid en Meuse. Écrivant autant que je dessine, le format de la lettre me permet de donner plus régulièrement des aperçus de mon travail. Instagram : _olivierbelot_

Instagram de l’Atelier des Prés : latelierdespres

Blog : https://olivierbelot.jimdofree.com/

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