Je ne connais personne qui ne s'interroge jamais sur sa vie. Mais se préoccuper de soi implique-t-il qu'on se préoccupe moins de l'état du monde ou les deux vont-ils de pair ?
Comment s'articulent l'attention à sa vie et à la vie, la présence à son monde et au monde ?
Plus précisément, que se passe-t-il lorsque cette attention est commune à notre intériorité et au champ politique ? Enfin, comment l'attention à soi est perçue dans les milieux militants ?
C'est ce que je vous propose d'explorer aujourd'hui.
Commençons donc.
Parmi mes proches et moins proches qui s'activent autour d'un devenir commun désirable, il s'en trouve un certain nombre investis dans ce qu'on peut appeler un travail sur soi au long cours. Celui-ci prend des formes diverses selon les cheminements de chacun. Les itinéraires passeront, pour les uns par la psychanalyse, pour les autres la méditation ou différentes voies de développement personnel plus ou moins ouvertes à l'inconscient, au corps et à la dimension spirituelle.
D'autres - ou les mêmes - développent depuis longtemps une pratique créative autant qu'introspective, que celle-ci soit artistique ou littéraire. On le constate notamment dans les ateliers d'expression créatrice1.
Les voies de l'attention à soi sont plurielles. Et si d'autres personnes, encore, ne s'y engagent pas, toutes apprennent, toutes continuent d'apprendre, d'apprendre à vivre.
Nous sommes des apprenants.
Comment se passe ce travail sur soi ?
Plus nous apprenons - plus nous faisons d'expériences, plus nous collectons de connaissances sur nous-mêmes, sur les autres, le monde et la vie - plus nous nous rendons compte que nous ne sommes que des apprenants, des apprentis, des débutants. Beaucoup plus que des sachants.
À l'instar de certains scientifiques ou artistes qui ont la modestie de le reconnaître, plus nous en apprenons, plus nous découvrons l'étendue de notre ignorance.
Passage délicat Aquarelle sur papier, 21/29,7cm, Décembre 2025
Mais, contrairement à une idée reçue, cela ne nous rend pas nécessairement malheureux.
Bien-entendu, nous pouvons parfois nous accuser d'être de piètres individus, particulièrement limités et bourrés de contradictions. S'il y a des moments où ce ne sont que des auto-accusations erronées et stériles, il y en a d'autres où nous avons besoin d'admettre que quelque chose cloche en nous. Si nous traversons cette remise en cause, elle peut déboucher sur un profond soulagement : la paix de nous reconnaître nous-même à cet instant précis de notre devenir. Enfin, nous sommes en paix avec nous-même, avec l'autre, avec la vie.
Nous pouvons aussi sentir un regain d'énergie : l'énergie du changement. Nous nous transformons. Nous reprenons contact avec une dynamique fertile et nous la sentons circuler en nous. Ce mouvement est probablement la vie-même.
Comme le disait Nicolas Bouvier2 avec son délicieux humour : ces tempêtes existentielles ne nous rendent pas nécessairement bout-en-train.
Pas bout-en-train mais, osons le répéter, souvent heureux. D'un bonheur qui invite, je crois, à une forme de modestie. Nous mesurons, d'un peu plus près, à quel point nous sommes capables de nous fourvoyer et d'entrainer dans la douleur et la désolation celles et ceux que nous aimons. Et nous apprenons à déjouer ces pièges, nous apprenons à apprendre avec l'autre et avec la vie. De ces désordres, de ces chaos, advient ainsi un réveil, un éveil, une petite mutation qui associe, de façon surprenante, humilité et élan, enthousiasme.
Souffle et silence sauvages Aquarelle sur papier (détail), 21/29,7cm, Novembre 2025
Comment le travail sur soi peut ouvrir ou raffermir l'engagement politique ?
Devoir digérer mes propres erreurs et illusions m'amène à voir autrement les errances ou erreurs collectives. Reconnaître la souffrance que j'inflige à l'autre m'éclaire sur la souffrance que nous infligeons collectivement aux autres humains et aux autres qu'humains.
Je reste sidéré par l'attitude terriblement irresponsable des dominants, mais je me sens un peu moins prompt à juger celles et ceux qu'ils influencent fatalement.
En somme, mes gueules de bois, réveils difficiles et autres petits satoris m'amènent à déplacer un peu mon curseur, de la condamnation à la compréhension. Et, je pense que comprendre le pourquoi et le comment de notre propension à provoquer des désastres reste une des clés majeures pour passer à autre chose.
Enfin, lorsqu'on traverse l'expérience du travail sur soi, lorsqu'on parvient, même au prix d'errements et de douleurs, à se remettre en cause, lorsqu'on observe à quel point on peut s'aveugler soi-même, il peut arriver qu'on se demande comment un seul individu (ou même une poignée, disons un gouvernement) pourrait diriger tout un pays.
Chaque individu étant en quelque sorte un iceberg en dérivation dont la plus grande masse agissante lui est inconsciente, l'idée même de démocratie représentative n'est-elle pas franchement bringuebalante ? En effet, comment pourrions-nous raisonnablement accorder notre confiance à l'un de nous pour assumer la mission de guide ou de dirigeant (pour peu que nous souhaitions être dirigés) s'il ne sait pas lui-même ce qui le dirige ? Ne faudrait-il pas se préoccuper davantage de cette puissance hors-conscience ? D'autant que si nous sommes déjà considérablement névrosés, nos dirigeants semblent pour certains, carrément psychotiques.
C'est ainsi que le travail sur soi peut apporter un éclairage sur la politique, dont il serait regrettable de se passer. De nombreux auteurs l'ont souligné. Rappelons-nous par exemple de tonton Jacquot avec sa formule « l’inconscient c’est la politique (ce qui lie les hommes entre eux, ce qui les oppose) »3 ou du cousin Florent GG revenant à Wilhelm Reich pour rappeler le fait qu'on puisse désirer un chef, même s'il annonce la terreur : « le fascisme, comme n’importe quel complexe militaro-industriel, charrie de la jouissance »4 ou encore tonton Albert qui, n'hésitant pas à affirmer qu'un « gagnant c’est un fabriquant de perdants », dénonçait combien la compétition, qui règne dans nos sociétés, renforce les personnalités perverses pour leur offrir les plus grands pouvoirs.5
Dès lors, n'est-ce pas opportun de s'entraider chacune, chacun, pour aller voir nos masses immergées ?
Et constatant que, malgré ces efforts, nous restons souvent aveugles aux ressorts qui nous animent, ne pouvons-nous comprendre que seules l'écoute de soi et l'écoute de l'autre, pourront nous sortir de cet espèce d'éternel guêpier humain ?
Ayant chacune-chacun un seul angle de perception du réel, étant de surcroit assez ignorants des raisons qui nous poussent à voir les choses en couleur ou en noir et blanc, le verre à moitié vide ou moitié plein, l'autre comme un danger ou une opportunité, le pauvre comme victime ou coupable de son état, et ainsi de suite, ne pouvons-nous tenter d'écouter ces raisons et nous entendre les uns les autres ?
Ne pouvons-nous en conclure que croire en la démocratie - autrement dit le gouvernement du peuple par le peuple, un peuple qui se parle, qui s'écoute - n'est pas la pire des idées ?
Grande fraîcheur Aquarelle sur papier, 21/29,7cm, Novembre 2025
Comment se passe le lien entre travail sur soi et engagement politique ?
Maintenant, si nous sommes d'accord avec l'hypothèse de la démocratie, une question se pose : pourquoi ne pas davantage affirmer cette double expérience de l'attention à soi et au monde comme un atout ?
C'est ce qui me semble. Mais notre époque ne voit pas toujours les choses ainsi.
Malgré leurs nombreux « cortèges joyeux et déterminés, partout en France », vous n'avez peut-être jamais croisé les Rosies dans une manifestation. Comme bien d'autres, elles se réapprorient des chansons populaires et les chorégraphient dans une joyeuse énergie. Même si je ne les ai jamais vues que sur écran, j'apprécie les manières festives qui les caractérisent.
D'où ma déception lorsque j'ai lu sur la couverture de leur manifeste : « le féminisme sans lutte des classes, c’est du développement personnel ».6
La formule peut paraître efficace, je pense en saisir l'intention, je suis d'accord avec le fond, mais du point de vue qui m’intéresse ici, je la trouve regrettable et contre-productive.
Une fois de plus, je pense qu'on se tire une balle dans le pied. Une fois de plus, nous nous divisons nous-même pour être mieux dominés. Et nous sommes fiers de n'avoir besoin de personne pour le faire.
Tout ça au nom de la révolution. Tout ça au nom de l'émancipation.
Je n'ai pas le sentiment que ce soit un cas isolé. Au-delà des Rosies, l'ironie de cette formule me paraît révélatrice d'une condescendance, de bon ton aujourd'hui, qui repose, me semble-t-il, sur une méconnaissance du travail sur soi.
Bien-sûr il faut analyser et dénoncer l'instrumentalisation de la psychologie au profit du capitalisme, il faut désamorcer l'idée aussi mensongère que désastreuse, en effet courante, qui prétend que si nous, simples individus, allons mal, ce n'est pas structurel à notre société mais de notre faute, qu'il nous suffirait de cesser de geindre et faire preuve d'un peu de courage, qu'il nous faudrait éventuellement un coach pour nous reprendre en main ou encore remercier les managements humiliants.
Mais pourquoi donc le fait de reconnaître la force des névroses individuelles s'opposerait à la reconnaissance des névroses ou dysfonctionnements collectifs ? Pourquoi le fait de reconnaître la puissance du conditionnement individuel, notamment de la petite enfance, devrait obligatoirement rejeter l'importance du conditionnement social ? En sommes-nous encore à condamner l'émancipation individuelle parce qu'on l'associe à l'esprit petit-bourgeois ?
Ne sommes-nous pas capables de nuances ? Si nous en avons les compétences et que nous faisons le choix de nous appuyer sur le pouvoir de persuasion des affirmations dichotomiques, assumerons-nous d'avoir participé à ce discrédit porté sur la pensée - si valorisé aujourd'hui, par les puissants et leurs sbires ?
Nier la dimension exploratrice de nos intériorités - aussi effrayantes que chatoyantes - ne revient-il pas à prétendre qu'on peut exiger de l'extérieur ce qu'on n'a pas même cherché à réaliser en nous ? Peut-on vraiment revendiquer une justice sociale et environnementale sans jamais se poser la question de notre propre justesse ?
En réalité, toute personne un tant soit peu engagée dans un travail sur soi sait combien celui-ci n'est pas aussi magique que ce que certains marchands de paradis faciles prétendent et qu'il implique un retour sur des douleurs dont on se passerait volontiers. Avec tout l’enthousiasme que j'éprouve pour ces fameuses manifestantes - et tout mon respect pour les félidés - on pourrait presque, par jeu, renverser la formule « le féminisme sans lutte des classes, c’est du développement personnel » par « le développement personnel sans chaos, c'est du pipi de chat ». Ce chaos dont la lettre de novembre parlait.
Je crois que nous sous-estimons vraiment la valeur de ces liens existants entre politique et travail sur soi. Plutôt qu'opposer développement personnel et luttes politiques, ne serait-il pas préférable de reconnaître combien ces différents champs d'engagement s'irriguent mutuellement et nous sont familiers ?
Je ne crois pas que nous gagnons quelque chose à réduire, morceler ou lisser nos identités. Non dénués de désordres, nous sommes riches de nos cheminements existentiels plus ou moins cabossés et nous débordons largement des catégories dans lesquelles nous nous rangeons parfois nous-mêmes avec complaisance ou servitude.
Que pouvons-nous bien gagner à ironiser sur notre désir – et notre besoin – de développer notre subjectivité ? En quoi ce nécessaire développement devrait-il être raillé ? N'est-ce pas encore un vieux réflexe virilo-patriarcal, de ceux-là même que le féminisme veut, avec raison, nous débarrasser ? Ce féminisme qui lutte à la fois dans les champs intimes et politiques.
J'apprenais, il y a quelques mois, qu'en Albanie, la ministre Diella nommée le 11 septembre7, n'était rien d'autre qu'une figure virtuelle fabriquée par l'intelligence artificielle. Cette « ministre d'État » est censée analyser objectivement - donc, j'insiste, pas subjectivement - les appels d'offres pour les marchés publics.
Est-ce que nous refuser en tant que sujet constitue notre idéal en matière politique ? Ou souhaitons-nous au contraire exprimer notre humanité dans tout son déploiement - affectif, sensoriel, émotionnel, intellectuel, poétique - et le revendiquer comme nécessaire qualité existentielle et politique ?
Ne faudrait-il pas accorder tout notre intérêt à nos subjectivités désirantes ?
Ne serait-il pas opportun d'écouter ce que ces subjectivités ont à dire ?
Ne pourrions-nous nous y entraîner individuellement, en duo, en couple, en petits groupes, en grands groupes et en groupes immenses ?
Alors, tu fais quoi ? Aquarelle sur papier, 21/29,7cm, Novembre 2025
Comment la démocratie nécessite-t-elle l'écoute de soi et des autres ?
Cette démocratie, à laquelle nous sommes tant attachés à juste titre, n'est-elle pas intrinsèquement liée à la reconnaissance de nos singularités subjectives, à leur écoute et à leur mise en commun ? Toute véritable démocratie (sans l'intermédiaire de chefs et autres représentants) n'a-t-elle pas besoin d'individus travaillant sur eux-mêmes ?
Rappelons-nous de ce que nos deux David (Graeber et Wengrow)8 avaient brillamment exposé : il est tout simplement historiquement faux de croire qu'il n’y aurait d’autre choix que de guider nos vies en fonction de la nécessité d’être contrôlés et dirigés. Au récit morose de l'obéissance servile, les deux David opposaient une réponse simple et nécessaire : depuis 200 000 à 300 000 ans, Homo sapiens a la plupart du temps évité cet écueil.
Si nous sommes tombés dans le piège de la démocratie seulement représentative, en quoi cela devrait-il être une fatalité ?9
Pourquoi s'engager pour la justice sociale et environnementale nécessiterait qu'on se désintéresse de la justesse individuelle ? Enfin, pourquoi les mouvements populaires ne devraient pas se réjouir de compter parmi ses acteurs de nombreuses personnes sensibles à leur intériorité ?
D'après les écrits de l'historien Thucydide, voici comment Périclès, vers 430 avant JC, avait tenté de définir les Athéniens : « Nous les Athéniens, nous philosophons ». C'est le cousin Christophe Pébarthe10 qui m'a appris ça en expliquant que, juste après avoir défini Athènes en affirmant « nous sommes une démocratie », notre aïeul Péricou ajouta immédiatement « nous philosophons ». « C'est très important, souligne Christophe, parce que ce ne sont pas les citoyens philosophes, c'est nous le collectif » qui philosophons. Autrement dit, Péricou « met au cœur de la démocratie la délibération collective » (là où, soit dit en passant, « Platon n'a eu de cesse d'expliquer que ce n'était pas possible », ce que nombre d'entre nous répétons en cœur, avec fierté une fois de plus).
Une quarantaine d'assemblées par an avaient lieu sur la Pnyx réunissant entre 6000 et 10 000 citoyens. Cousine Barbara rappelle que ces assemblées n'avaient pas du tout lieu dans l'agora, comme on le raconte souvent, mais bien sur cette colline au caractère sacré. Dans la très sainte adoration du marché qui nous tient lieu de culture politique, privilégier l'agora - qui était entre autre un lieu de commerce - c'est faire croire à un lien quasiment naturel entre marché et démocratie.
Et Christophe précise que le territoire de l'Attique représente environ le dixième département français. C'est plus grand que Paris. Ils y parvenaient. D'où l'insistance de Barbara et Christophe : « pourquoi donc en serions-nous incapables, avec nos moyens de locomotions et de communications autrement plus performants ? »
Voilà, voilà.
Je ne suis pas certain que nous pourrions nous définir, nous les humains du XXIème s., en affirmant que « nous philosophons ». Mais je trouve que nous pouvons apprendre. Apprendre sur le monde et du monde, apprendre sur nous-mêmes et sur les autres, les autres humains et les autres qu'humains, apprendre sur la vie et de la vie.
Apprendre et écouter. De la vie qui nous habite individuellement à celle qui nous traverse collectivement.
Je crois que nous pouvons même le revendiquer.
*
Quelle longue lettre !
À la douzième relecture
le regard d'un moineau
*
Bon décembre à vous ! Et à l’an prochain !
Olivier
Sources :
1 Par exemple, l'Atelier des Prés qui produit la lettre à nouvelle
https://entraversantlacreation.kessel.media/
2 Voyager, raconter, Nicolas Bouvier, feuilles d'herbe, Éditions Héros-Limite, 2025
3 Jacques Lacan. Séminaire XIV,La logique du fantasme (1966-1967). Non publié.
Pour avoir la citation complète : "je ne dis même pas que la politique, c’est l’inconscient – mais, tout simplement : l’inconscient c’est la politique ! Je veux dire que ce qui lie les hommes entre eux, ce qui les oppose, est précisément à motiver de ce dont nous essayons pour l’instant d’articuler la logique.”. N'ayant pas vraiment le goût du parlé Lacan, j'ai fait plus court.
https://chaire-philo.fr/jacques-lacan-linconscient-cest-la-politique/
4 Florent Gabarron-Garcia, que j’appelle affectueusement GG est philosophe et anthropologue de formation. Il a enseigné la philosophie et a travaillé à la clinique de La Borde fondée par Jean Oury et Félix Guattari. Il exerce comme psychanalyste, notamment en hôpital psychiatrique.
5 Je ne retrouve plus où et quand tonton Albert a dit ce genre de chose, je pense que la citation est extraite de « J'accuse l'économie triomphante », Albert Jacquard, Éditions Calmann-Lévy, 1995
6 Manifeste des Rosie, Lou Chesnée & Youlie Yamamoto, ATTAC & L.L.L. Les Liens qui Libèrent
7 Si vous n'avez pas entendu parler de cet événement on trouve, à ce sujet, une floraison d'articles, du Monde à Radio France en passant par Wikipédia...
8 David Graeber et David Wengrow, Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité. Trad. de l’anglais par Élise Roy. Les Liens qui libèrent, 752 p., 29,90 €
9 Je me suis inspiré pour ces quelques lignes de l'article Contre le pessimisme civilisationnel de Pierre Tenne, Site En attendant Nadeau, 20 mai 2022, N°151
https://www.en-attendant-nadeau.fr/2022/05/20/graeber-wengrow-pessimisme-civilisationnel/
10 Démocratie ! Manifeste, Barbara Stiegler & Christophe Pébarthe, Éditions Le Bord de l'Eau