Le choix de la vie

J’ai commencé cette lettre avec ce qui m’était parvenu des dernières nouvelles du monde… toutes particulièrement révoltantes et difficiles à supporter. Quelques jours plus tard, j’ai lu les premières pages d’un magazine qui en énumérait d’autres encore, sans toujours d’ailleurs les reconnaître comme telles - ce qui m’apparut encore pire.

L’élan du monde
7 min ⋅ 07/10/2025

J

Alors, il m’a semblé que ces faits, ces récits et les analyses qui en étaient faites m’alourdissaient et me saturaient de leur amertume. Il m’a semblé aussi que, s’ils se renforçaient dans leur caractère désespérant, nous en avions déjà une connaissance considérable.

J’eus envie d’ouvrir les fenêtres et j'ai choisi, comme souvent, de tout réécrire ou presque. Non pour nier la douleur, non pour détourner notre regard, mais pour retrouver de l’air, tenter de percevoir d’où vient le vent, où perce la lumière.

Et Béatrice, mon épouse et amoureuse, m’a proposé d’écouter le discours qu'avait prononcé le premier ministre espagnol Pedro Sánchez, le 8 septembre dernier, en soutien aux palestiniens1.

À l’écouter j'ai éprouvé un grand soulagement : il subsiste donc des humains chez nos dirigeants ! Des humains doués de sensibilité, qui font preuve de courage et de discernement. Bien-entendu M. Sanchez n'est pas le seul élu du monde dans ce cas. Mais j'ai tout de même l'impression que ceux qui reconnaissent la possibilité d'une intelligence et d'une dignité dans les mouvements populaires pacifistes ne se pressent pas au portillon. J'apprends qu'il agit aussi en tenant compte de la vigilance de l’aile gauche de son gouvernement ainsi que des nombreux collectifs pro-palestiniens, extrêmement actifs en Espagne2. Il s’agit donc d’une énergie à la fois individuelle et collective.

En plus d'une série de mesures pour stopper l’invasion et les crimes de guerre commis par Tel-Aviv, dont un embargo sur les ventes d’armes vers Israël ou l’interdiction d’accueillir dans les ports ibériques des navires de carburant destinés à l’armée israélienne, c'est le ton de cet homme qui nous a touché. Aussi, après l'interruption de la dernière étape de la Vuelta, le Tour d'Espagne cycliste, par des manifestants pro-Palestiniens, le premier ministre leur a redit son soutien : "nous ressentons un immense respect et une profonde admiration pour une société civile espagnole qui se mobilise contre l'injustice et défend ses convictions de manière pacifique"3. N’aimerait-on pas entendre plus souvent ce type de reconnaissance de la dignité populaire ?

Parce qu’aujourd’hui, tout en vivant dans un pays en paix, nous sommes souvent très inquiets, parfois même pris d’une terrible peur à force d’avoir, jour après jour, cette sale impression que l’étau se resserre autour des démocraties qui n’étaient déjà pas très vaillantes, autour de la justice sociale, autour de la nécessaire biodiversité et autour de l’humanité que nous aimerions, pour la plupart, continuer à partager. Notre épouvante nous sidérerait avec moins d'emprise si les élus préoccupés par les questions d'humanité et d'écologie étaient plus nombreux que ceux qui travaillent pour le porte-feuille de leurs amis milliardaires.

Ce n'est pas un scoop, la fabrique de l’angoisse a toujours fait partie des stratégies pour dominer. En étouffant toute source d’espérance.

C'est pourquoi, si on cherche le pouls planétaire au-delà des voix bien-pensantes, il nous faut aussi rester présent au fait que la mobilisation citoyenne enfle partout dans le monde. Depuis des années, partout le caractère irresponsable des dominants est dénoncé, qu’il le soit par les mouvements populaires ou par les expressions singulières provenant des mondes scientifiques, littéraires et artistiques, mondes et mouvements qui s’entrecroisent, se chevauchent et se fertilisent volontiers. Partout s’élaborent des propositions d’autres modes de vie et d’autres modes de société. Partout d’autres perspectives s’ouvrent avec une véritable pertinence.

Voilà une caractéristique de notre époque qui mériterait d’être bien davantage communiquée, écoutée et étudiée.

Probablement nous faut-il muscler notre vigilance, nous y exercer mutuellement afin que le monolithe de plus en plus ouvertement violent du tout pour moi et au mieux, la charité pour les autres ne prenne pas davantage le pas sur l’exercice de cet art qui consiste à chercher, encore et encore, à accorder nos vies plurielles.

Comme le disent les zapatistes, nous avons la capacité de « faire un monde de plusieurs mondes »4.

Je crois que nous avons besoin de rester conscients de ce phénomène historique, qui inquiète certainement nos dirigeants : à nouveau s'exprime la possibilité d’un joyeux dêmos, c'est-à-dire un peuple enthousiaste, capable d’engendrer des formes d’intelligences collectives, pas nécessairement magiques, mais certainement plus robustes et résilientes que celles vendues par la plupart des gouvernants. À nouveau s'exprime la possibilité d'une intelligence sensible qui fasse culture et monde.

Une intelligence au sein de l’humanité, mais aussi au sein de cette planète, par delà les humains.

Une culture qui recommence à fortifier notre confiance en la nature : notre nature, en ce qu’elle a de plus profondément partagé entre humains. Et la nature à laquelle l’humain participe.

Un monde qui s’initie avec une joie pétillante à cette intelligence du vivant.

Un monde qui cultive une authentique créativité populaire.

Un monde qui développe une connaissance de l’expression libre, créatrice et singulière de chacune et chacun ; un monde qui ne la sous-estimant pas, la met en œuvre.

Un monde stimulé par un grandir ensemble ouvertement nourri par les liens fertiles entre intelligences individuelles et collectives.

Entre nous, Aquarelle sur papier, 29,7/42 cm, Octobre 2025

Dans « Au risque du trouble »5, notre chère cousine Donna Haraway rappelait que les êtres humains « oublient souvent comment d’autres êtres vivants ou d’autres choses les rendent eux-mêmes capables ». Nous nous flattons de parvenir à enseigner toutes sortes de prouesses aux chevaux, chiens, chimpanzés, ânes, pigeons voyageurs ou autres vivants. Nous reconnaissons moins souvent combien ces chevaux, chiens, chimpanzés, pigeons voyageurs, ânes ou autres vivants parviennent eux aussi à nous enseigner, à nous rendre capables, en somme à nous changer.

Selon Donna, ces « autres », ces « partenaires » façonnent des « respons(h)abilités » et « suscitent, déclenchent et appellent à ce qui existe et à qui existe. »

N’est-ce pas merveilleusement stimulant de se sentir appeler à ce qui existe, à ce qui vit, à la vie-même ?

N’est-ce pas enthousiasmant de se sentir appelé à l’autre ? Non pas seulement par l’autre, mais avec lui ou elle, appelé à se rapprocher de cet.te autre ?

N’est-ce pas cela que nous pouvons vivre lorsque nous sommes disponibles à nos enfants ou petits-enfants, par exemple ? Ou lorsque nous nous occupons d’un jardin aimé, avec ses végétaux, sa terre, ses champignons, ses animaux, sa lumière, ses ombres, ses pierres ou sa qualité particulière d’humidité ? Ne devenons-nous pas un peu mousse, un peu argileux, un peu feuillus, un peu ombreux ou lumineux ? La légèreté des feuilles de bouleaux n’agit-elle pas sur nous ? Ne nous métamorphosons-nous pas lorsque nous entrons dans un paysage, que nous traversons un territoire et que, ce faisant, il nous traverse ? Ou lorsque, caressant un chat, nous ne savons plus si c’est lui qui ronronne parce qu’on le caresse, si on le caresse parce qu’il ronronne ou si c’est nous qui, au fond, ronronnons en le caressant ? Ou lorsque nous nous engageons dans un collectif qui nous amène à oser ce que nous n’aurions pas osé seuls ? Ou lorsque nous suivons les couleurs d’un pinceau au bout de nos doigts ? Ou, bien entendu, dans toute relation amoureuse pleinement vécue ?

Selon Donna, dans la conjonction du devenir-avec et du rendre-capable, un espace et ses habitants s’inventent. Elle explique qu’on a coutume d’appeler nature ce qui en résulte6.

Nous appelons donc nature ce qui naît des multiples relations dans lesquelles nous nous rendons mutuellement capables et dans lesquelles nous nous transformons les un.e.s grâce aux autres.

Mais, nous n’en sommes pas conscients. C’est bien là une des origines de nos soucis à l’échelle planétaire.

Pendant des siècles, ce que nous avons appelé la nature fut représenté dans la peinture occidentale comme un décor. La modernité et le capitalisme la réduisirent encore en n’y voyant plus qu’une ressource exploitable.

Réjouissons-nous : devenir plus pleinement présent à la réalité du « devenir-avec et du rendre-capable » ouvre des perspectives autrement enthousiasmantes.

S’aventurer dans cette présence partagée à la nature - en tant que tissu relationnel vivant, vibrant, se transformant - propose, il me semble, des raisons de vivre vraiment réjouissantes.

D’une joie qui, en surplus et sans qu’on ne s’en rende compte, nous fortifie et nous enracine.

Lorsque nous nous engageons consciemment dans des échanges ouverts à la transformation mutuelle, lorsque nous prenons conscience de l’intensité et de l’ampleur potentielle de cette transformation, lorsque nous acceptons aussi la vulnérabilité que cette transformation implique, que nous nous risquons volontiers à cette vulnérabilité partagée7, alors un autre espace s’ouvre, en nous et entre nous.

On peut alors avoir le très net sentiment qu’être ici est une splendeur. On peut le ressentir dans les moments de disponibilité à la vie, cette vie qui nous constitue, nous traverse, nous entoure - lorsqu’on a toutefois la chance de se trouver dans un territoire et un moment préservés. Peut-être à l’image de cette douceur partagée que notre amie-aïeule Paula nous a gentiment transmise il y a quelques temps déjà :

Jeune fille assise avec des moutons à l'étang

Paula Modersohn-Becker, 1903

« Être ici est une splendeur » est aussi le titre d’une biographie de Paula8. Je ne sais pas à quoi ressemble cette biographie, je n’ai même pas tenu ce livre entre les mains, mais le titre est tellement beau, tellement porteur et évocateur, que ce serait vraiment dommage de ne pas le partager.

Il faudrait d’ailleurs s’adonner de temps à autre à un jeu en se demandant si cette formule s’applique au lieu et au moment dans lequel nous nous trouvons. Et, que ce soit le cas ou non, rester dans la sensation en laissant venir le pourquoi. Pourquoi être ici est une telle splendeur ? Ou pourquoi ça ne l’est pas ? Qu’est-ce qui, le cas échéant, déconne ?

Si c'est le verbe déconner qui me vient à l'esprit, c'est, je crois, parce que je le comprends avec son préfixe indiquant l'éloignement, la privation, la séparation, et con : avec. Quelque chose déconne quand le « avec » fait défaut, quand il est tordu ou qu’il manque.

Dans ce sens les moments déconnants sont les moments « sans », sans l’autre, sans les administré.e.s quand on est élu.e, sans le tout autre, sans le vent qui souffle, sans la lumière du couchant sur l’herbe mouillée, sans les yeux mouillés d’amour de l’être aimé, sans soi, uniquement avec un ego malade. Ou avec un lien faussé, des affects à l’abandon, une relation misérable, une écoute indigente. Même chose pour les lieux.

Sur notre planète à cette heure-ci, il y en a des moments et des lieux déconnants et même beaucoup plus que déconnants ! Par bonheur, il en est d’autres - je les crois plus nombreux - qui sont une splendeur.

C'est pourquoi, il me semble que, pour mieux résister au fatalisme mais aussi pour nourrir notre puissance de transformation créative, pour raffermir notre lien à l'intelligence du vivant, ce n'est peut-être pas déconnant de reconnaître cette splendeur, de continuer à développer nos capacités à la percevoir, à la protéger et à y participer.

*

Bruit de ma scie égoïne

Bruit d'un voisin qui ratisse

Agréablement, nous communiquons

par bruits

*

Je vous souhaite un bel automne

Olivier

Sources :

1 On peut trouver la vidéo de son discours sur l’internet.

2 https://www.humanite.fr/monde/bande-de-gaza/gaza-embargo-consolide-interdiction-dentree-lespagne-prend-de-nouvelles-mesures-pour-mettre-un-terme-au-genocide-mene-par-le-gouvernement-net

3 https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-revue-de-presse-internationale/la-revue-de-presse-internationale-emission-du-mardi-16-septembre-2025-9376744

4 J'ai pris connaissance de cette formule des zapatistes (qui ont eu à dialoguer, à devenir-avec et à se rendre mutuellement capables entre amérindiens et autres qu'amérindiens) dans un entretien accordé à Baptiste Morizot, paru dans Un sol commun. Lutter, habiter, penser, Martin Schaffner (dir.), éd. Wildproject, page 140

5 Au risque du trouble, Donna J. Haraway, Les éditions des mondes à faire, page 33

6 J'ai pris la liberté de raccourcir la phrase de Donna Haraway : « Dans la conjonction du devenir-avec et du rendre-capable, un espace-niche à n dimensions et ses habitants s’inventent. On a coutume d’appeler « nature » ce qui en résulte », Au risque du trouble, toujours à la page 33

7 J'emprunte cette formule de vulnérabilité partagée au cousin Baptiste déjà cité, Un sol commun. Lutter, habiter, penser, Martin Schaffner (dir.), éd. Wildproject, cette fois-ci à la page 138

8 Être ici est une splendeur, Vie de Paula M.Becker, Marie Darrieussecq, éd. P.O.L. Ces quelques lignes m’ont donné envie de m’y plonger en attendant de le trouver dans une librairie : “Paula Modersohn-Becker voulait peindre et c'est tout. Elle était amie avec Rilke. Elle n'aimait pas tellement être mariée. Elle aimait le riz au lait, la compote de pommes, marcher dans la lande, Gauguin, Cézanne, les bains de mer, être nue au soleil, lire plutôt que gagner sa vie, et Paris. Elle voulait peut-être un enfant - sur ce point ses journaux et ses lettres sont ambigus. Elle a existé en vrai, de 1876 à 1907.”

L’élan du monde

Par Olivier Belot

Après avoir étudié aux Beaux-arts de Nancy, j’ai exposé en France, en Allemagne, en Pologne, au Luxembourg et aux États-Unis. Néanmoins, je crois être un artiste discret, qui comme beaucoup de plasticiens, use de l’art comme d’un objet transitionnel permettant de partager ponctuellement ce qui s’élabore longuement dans un certain retrait du monde. En complémentarité avec cette relative solitude, je développe avec d’autres personnes - souvent militantes et créatrices - des dispositifs de rencontre et de recherche collective autour des nécessaires transitions ou mutations écologiques et solidaires. Le Café Itinérant de la Transition, créé au sein de son collectif, dans le département de la Meuse en est une manifestation. Enfin, j’anime avec Béatrice Belot Le Deley le singulier Atelier des Prés qui ouvre chacun.e à l’expression créatrice. Cet atelier est situé dans le village de Pareid en Meuse. Écrivant autant que je dessine, le format de la lettre me permet de donner plus régulièrement des aperçus de mon travail. Instagram : _olivierbelot_

Instagram de l’Atelier des Prés : latelierdespres

Blog : https://olivierbelot.jimdofree.com/

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