Devant les nouvelles du monde, il me semble légitime d’éprouver un certain découragement. C’est peut-être sans compter que nous sommes des Jedi. Le problème, autant le préciser tout de suite, est que nous ne le savons pas.
Devant les nouvelles du monde, il me semble légitime d’éprouver un certain découragement. C’est peut-être sans compter que nous sommes des Jedi.
Le problème, autant le préciser tout de suite, est que nous ne le savons pas.
Comme dans toutes les figures mythiques de chevaliers, la ou le Jedi associe des qualités de combattant.e.s à une exigence de présence au monde, de sagesse.
Pour que ces qualités se mêlent avec une justesse telle que la force soit en nous, il nous faut reconnaître que nous sommes à la fois dotés d’empathie et d’agressivité. Nous ne nous réduisons ni à la caricature de la brute guerrière ni à celle des prétendus sages moralisateurs plus ou moins retirés du monde.
Au sujet de la colère, je vous propose d’écouter ce que nous dit le cousin Fabrice Midal1 : « Je suis épouvanté du traitement que notre société réserve à la colère. On ne parle jamais de tout le mal que cause le fait d’être coupé de cette émotion.
Se mettre en colère serait un manque d’éducation, un péché, l’opposé de la sagesse, ou encore un trouble psychologique. Pourtant, sans colère, il n’y aurait pas de justice, pas de révolution, pas de défense de ce qui compte.
Se couper de notre colère mène au désespoir, à la dépression » « et à perdre confiance en nous.
On ne parle jamais de toutes ces personnes qui sont abimées car on leur interdit de ressentir la colère (ce qu’on voit par exemple dans le management positif).
Ni de toutes ces situations qui se sclérosent parce qu’on tient à préserver un climat serein.
La colère est l’alerte physiologique qu’une ligne a été franchie. Elle nous procure un regain d’énergie et nous rend vigilant. »
« La colère c’est le NON de la chanteuse et pianiste Nina Simone quand elle apprend qu’on interdit à ses parents de s’installer à son concert car ils sont noirs.
Si mes parents ne peuvent pas s’asseoir, il n’y a pas de concert.
Souvent quand on pense à la colère, on pense à ces personnages qui détruisent tout autour deux.
Ces figures sont comme des épouvantails : elles nous dissuadent de ressentir cette émotion si naturelle et si essentielle à la vie.
Il est très important de faire la distinction entre la colère qui nous alerte d’une injustice et la haine qui, elle, souhaite la destruction »
« Il est urgent de réapprendre à entendre ce que nos colères ont à nous dire.
On ne peut plus continuer à vivre dans la peur et la haine de notre colère.
C’est un enjeu, non seulement personnel, mais aussi politique ».
Cher cousin Fabrice, merci. Je pense que ta démonstration est assez claire.
Ceci étant, l’idée que nous serions toutes et tous des Jedi ne correspond pas précisément à l’idée que nous nous faisons de nos personnes au quotidien. Du moins, je le suppose.
Au quotidien, nous faisons la vaisselle, nous passons le balai… Le matin, nous courons pour éviter de louper notre bus ou notre rendez-vous. Un peu plus tard, sur notre lieu de travail, nous supportons plus ou moins facilement le joli management évoqué par Fabrice. À notre retour chez nous, vaguement nauséeux ou carrément lessivé, nous faisons tout notre possible pour ne pas exploser en vol quand nos enfants adhèrent au fantasme de toute-puissance. Nous tentons vaille que vaille de cocher toutes les cases de notre projet de vie. Nous reconnaissons que, pour certaines d’entre elles, ça semble bien « râpé ». Nous nous inquiétons de notre santé ou de celle d’un proche. Nous pleurons et nous nous révoltons du génocide à Gaza. Nous pleurons et nous nous révoltons des régressions sidérantes en matière de politique sociale, culturelle et écologique. Etc.
Bon, Olivier, risquez-vous de me dire, précisément tu les vois où, les Jedi ?
Ne croyez pas que je me défile, je vais répondre. Mais avant cela, précisons que malgré toutes ces difficultés, nous nous réjouissons aussi de boire un verre d’eau au soleil, de marcher dans un sentier de forêt, de semer des potimarrons, de jouer avec nos enfants ou nos petits-enfants - ou sans enfant - de réparer un objet, d’écouter la variété époustouflante des chants de merles et de pinsons, de faire l’amour, de nous émouvoir devant une œuvre d’art ou d’en créer nous-mêmes, de mener des actions collectives, de nous engager avec vaillance et de nous reposer avec volupté.
Nous sommes constitués de toutes ces expériences et c’est en nous y frottant quotidiennement, avec leurs douleurs et leurs joies, que cette chose qu’on appelle l’expérience existe et que, de cette expérience, nous avons la possibilité, soit de virer au vinaigre, soit de devenir un bon vin - ce que j’appelle la sagesse.
Je ne prétends pas à celle des bodhisattva pour qui j’ai le plus grand respect ainsi qu’une profonde gratitude, je songe seulement, et ce n’est pas rien, à celle qui procure une connaissance du réel directement reliée à notre vécu, aussi peu idéal soit-il.
Voilà où se trouvent les Jedi. Dans cette expérience, dans ces tentatives existentielles, culturelles et militantes - plus ou moins concluantes, parfois fructueuses, d’autres fois éprouvantes, mais toujours renouvelées - pour cultiver un rapport harmonieux à la vie, cette vie qui nous entoure, nous traverse et nous constitue.
Joyeuse équipée Aquarelle sur papier (détail), 29,7/42 cm, Juin 2025
Paradoxalement, c’est, je crois, cette expérience-connaissance que nos dirigeants ont perdue à force de réussite. Du moins, ce qu’on appelle réussite dans le jeu de Monopoly social qui nous tient lieu de politique.
Selon ma modeste analyse, ce jeu insiste tellement sur une idée de succès au dépend des autres, ce jeu efface tellement la rugosité de nos épreuves, il méconnaît tellement la manière dont elles peuvent nous aider à prendre conscience de ce qui nous lie les unes et les uns aux autres, qu’il en devient stérile. Évidemment, ce jeu nous invite à profiter de nos épreuves pour rebondir. Mais rebondir pour obtenir quoi ? Ce jeu tourne en rond, revenant toujours à la même misérable formule du « gagner pour gagner, toujours gagner ».
J’aimerais attirer notre attention sur une de ses composantes actuelles, celle qui nous invite à déléguer.
C’est, là encore, une très jolie idée, celle de collaboration, qui nous est régulièrement présentée. Mais en réalité, chacun le sait, on délègue pour mieux exploiter, pour consommer encore plus et pour dire qu’on est le plus fort.
Nous déléguons ce que nous trouvons pénible, dégradant, pas assez valorisant ou simplement ennuyant.
À force de déléguer ce que nous n’aimons pas faire à des subalternes, des employés, des sous-traitants, des entreprises délocalisées et des machines, nous perdons conscience de ce que ces humains et ses machines (fabriquées par des humains) font pour nous. Nous n’en avons pas l’expérience.
Et donc, dans ce Monopoly géant, nos dominants déléguant beaucoup finissent par quitter le sol du réel. Un peu comme le commercial croit avoir fait gagner 300 000 € à son entreprise de tuyauterie en un seul entretien performant, oubliant que les tuyaux, ce n’est pas lui qui les fabrique, qui en vérifie la qualité, qui les transporte et que c’est encore moins lui qui est allé extraire le minerai ou qui l’a transformé, laminé, coulé, etc.
Nous sommes des Jedi, parce que notre formation est toujours en cours. Nous sommes toujours sur le terrain, inévitablement puisque ce terrain c’est notre existence - avec ses petites et grandes difficultés - et que nous ne pouvons pas la déléguer.
Il existe une autre données que les dominants ignorent : nous sommes l’humus du groupe humain. Nous sommes des mères qui élèvent seules leurs enfants, des pères au foyer, des amoureux, des esseulés, des employés de bureau, des ouvrières d’usine, des paysans, des artisans, des maraîchères, des contremaîtres, des techniciens, des sans-papiers, des sans-emploi, des sans-abri, des philosophes, des sportives, des addicts aux réseaux sociaux, des athées, des croyants, des agnostiques, des timides, des extraverties, des introverties capables de se métamorphoser en épatantes grandes gueules, d’insupportables grandes gueules miraculeusement capables d’accéder à la modestie, des poètes-mécaniciennes, de géniales inventrices, des êtres puissants et vulnérables, des individus discrets bourrés de sensibilité, des humains capables de colère, de tristesse, de honte, d’excitation, de peur, d’enthousiasme, de joie, d’extase, des êtres, en somme, doués d’intelligence sensible.
Fraîcheur, amour et vacuité Aquarelle sur papier (détail), 29,7/42 cm, Juin 2025
Cette variété entre nous et à l’intérieur de nous constitue cet humus2. L’humus du monde humain, c’est nous ! Cet humus humain, innervé de joyeuse et foutraque diversité, peut se mettre au diapason de l’humus non-humain. Nous pouvons résonner à l’humus de la terre. Nous pouvons faire humus avec les autres animaux, les végétaux, les champignons, les minéraux et tous les éléments. Nous pouvons former un tissu vivant, mouvant, interagissant et se fortifiant. Cet étonnant humus, c’est peut-être ça « la force en nous ». En réalité, il ne s’agit pas seulement d’une possibilité, mais d’un fait. Ce tissu relationnel existe qu’on le veuille ou non. Nous en avons des preuves malheureusement désolantes. La chute de la biodiversité et le dérèglement climatique sont les conséquences d’une relation dysharmonieuse entre nous, les humains… et tous les autres ! Pour le dire autrement, nous avons instrumentalisé l’autre - humain ou non. Ce faisant nous avons délaissé notre responsabilité dans l’équilibre dynamique de l’humus global. Comme le disait notre cousin Baptiste Morizot3 « notre espèce a fait sécession ». Plus précisément, les choix idéologiques de nos sociétés ont donné lieu à une sécession. Ce ne signifie pas que tous les humains - pas même une majorité d’entre eux - ont été d’accord. On ne les a pas consulté. Mais, nous les habitants des civilisations dîtes évoluées, d’accord ou pas d’accord, conscients ou non de ce phénomène, capables ou non d’en sortir, nous y avons participé et nous y participons encore. Au lieu de remplir notre rôle comme le font sans sourciller chaque scarabée d’or, rainette verte, lys de Malabar, corail rouge, framboise de mer, gorgone-balai, gorfou sauteur, martin-pêcheur, anémone magnifique ou argus bleu céleste, nous fragilisons et agressons l’humus que nous sommes.
L’idée serait plutôt de prendre exemple sur, par exemple, le petit killi d’Amiet, vivant dans les ruisseaux des forêts tropicales du Cameroun, la mauve musquée ou le lièvre antilope. Sans nécessairement vouloir faire aussi bien qu’eux - ne visons pas trop haut - mais avec l’exigence et la stimulation de faire simplement du mieux qu’on peut.
Nous sommes l’humus et nous sommes des Jedi.
Des Jedi dont l’identité ne repose ni sur des sabres lasers ni sur l’obsession de guerroyer mais sur une sorte de noblesse riante, une verticalité quasiment hiératique - notre détermination - mêlée d’horizontalité affectueuse - notre amour de la vie, ce lien direct entre nous les humains, ce lien aussi entre humains et non-humains, comme entre non-humains et non-humains, entre la rivière et les poissons, entre la fleur et l’abeille, l’arbre et l’oiseau, etc. Ce réseau d’horizontalité que nous tissons en vibrant à la beauté du monde constitue l’humus du vivant.
Dans ce sens et en écho à tonton Jean (Monnet) nous pouvons affirmer que nous ne sommes « ni optimistes, ni pessimistes, mais déterminés ». Et aimants. Aussi déterminés qu’aimants, notre détermination étant mue, au fond, par notre amour.
Nous sommes des Jedi-poètes, des Jedi-amoureux, des Jedi-balayeurs, des Jedi-jardiniers, des Jedi-danseurs, parce qu’un Jedi tout court, ça n’existe pas. Pour être Jedi, il faut être forgé d’expériences multiples et quotidiennes, banales, singulières, triviales et il faut que ces expériences soient vécues affectivement, physiquement, émotionnellement, intellectuellement.
Cette absence de cloisonnement ne constitue-t-elle d’ailleurs pas la spiritualité ?
Parce qu’il est bien triste et misérable, le mythe qui place les militants dans la rue et les mystiques à l’église.
C’est celui du capitalisme. C’est celui de toutes les droites. Celles notamment qui, dans nos régions, ont tout fait, par exemple, pour refermer la parenthèse des prêtres-ouvriers.
On n’enferme pas l’amour, aussi saint soit-il, dans un bâtiment, on ne le limite pas à une journée dominicale. Tout le monde le sait. L’amour est partout et c’est par son exigence que nous luttons, tels les Jedi que nous sommes, pour un monde, non seulement « durable » mais juste, réjouissant et hautement désirable.
En nous engageant, l’humus militant nous rend fervents. N’est-ce pas ainsi que la force agit en NOUS ?
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Ombre et lumière dans mon bol
L’impression d’être tout près
du soleil
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Bel été à vous !
Olivier
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Sources :
1 On peut lire ce texte sur le compte Instagram de Fabrice Midal
2 vous le savez probablement, humus, humanité et humilité ont la même racine indo-européenne : la terre, au sens du sol.
3 Baptiste Morizot utilise cette formule dans son livre Manières d’être vivant, Éditions Acte Sud.