Au risque d'un désordre fertile

« Il faut avoir encore du chaos en soi pour enfanter d’une étoile dansante ». La revigorante affirmation de Friedrich Nietzsche est, par bonheur, souvent citée. Comment ce chaos, qui nous effraie si souvent, peut fertiliser nos vies individuelles et collectives ?

L’élan du monde
5 min ⋅ 04/11/2025

Dans « la théorie du bourgeon - une philosophie anti-découragement1 », notre cousin Fabrice Midal expliquait que c’est avec tonton Friedrich « que le mot nihilisme a pris son sens philosophique pour désigner une voie qui amène à renier la vie, à dire non à la vie, à agir contre la vie. Nietzsche, qui y voyait une menace pesant sur nos sociétés et sur chacun d’entre nous le résumait par une mise en garde : le temps approche où l’homme ne lancera plus par delà l’humanité la flèche de son désir, où la corde de son arc aura désappris de vibrer. Je vous le dis, il faut avoir encore du chaos en soi pour enfanter d’une étoile dansante. Je vous le dis, vous avez encore du chaos en vous ».

Tempête d’automne-amour, Aquarelle sur papier, Novembre 2025, 29,7/42

Dans le genre lyrique, tonton n'y allait pas mollo. Quel souffle ! Mais poursuivons avec Fabrice : « dans ce chaos, ajoutait-il, la vie trouve le potentiel pour se mettre en mouvement, pour se développer, pour s’épanouir. Nous devrions, insistait Friedrich, chérir ce chaos, le cultiver. Mais nous avons peur de l’instabilité qu’il entraîne. Nous préférons le nier, le figer pour rester dans un état statique que nous estimons, à tort, sécurisant, alors qu’il est en réalité mortifère.

Nietzsche fustigeait ce qu’il appelait le bonheur du bovidé - l’état auquel aspirent les vaches qui broutent dans nos prés. C’est un bonheur que nous fantasmons comme absence de troubles, de chaos, de désirs, de risques, de dépassement de soi. Un bonheur qui se réduit à la volonté de tout contrôler dans sa vie, qui justifie nos peurs, nos entêtements, nos enfermements, et qui est fatalement voué à l’échec. »

J'aime bien les vaches et, malgré toute ma reconnaissance envers tonton Fred, je ne vois pas ce qui pourrait permettre à un simple humain de savoir à quel bonheur elles aspirent. Mais c'est mon seul bémol. Pour le reste, toutes ces paroles me vivifient. D'ailleurs, nous sommes probablement nombreux à opiner du chef lorsque Fabrice dénonce le renoncement comme une solution de facilité malheureuse.

Sommes-nous aussi spontanés à reconnaître nos éventuels chaos émotionnels comme des expériences à traverser ? C'est une autre affaire. Pour ma part, autant être franc, ce n'est pas véritablement le cas. Les tourbillons de mes tempêtes et torrents internes continuent de me paniquer. J'essaie seulement de considérer que leur tohu-bohu a son sens et qu'il a la capacité vertueuse, en me renversant, de m'amener à reconnaître un peu mieux mes ornières, mes sables mouvants et mes fourvoiements.

Maintenant, comment accepterions-nous l'affirmation de Fabrice si elle ne se trouvait pas dans un manuel de développement personnel ?

Réagirions-nous de la même façon si on parlait de courage collectif, de l'audace qu'il y a à tenter quelque chose devant les graves déséquilibres du monde, du cran qu'il faut pour remettre en cause l'ordre actuel, de l'ardeur à remplacer la compétition tous azimuts par l'entraide et la solidarité, de la hardiesse à substituer l'exploitation des ressources dites environnementales et humaines par l'écoute et la résonance, en somme de la force d'âme dont nous pouvons faire preuve en œuvrant au renversement du capitalisme et à son dépassement ? N'y verrions-nous pas seulement quelques dangereuses utopies d'un autre âge ou une pure naïveté ? Pour tout dire, nous situerions-nous de la même manière si nous n'écoutions pas un philosophe pratiquant et enseignant la méditation mais un.e sociologue ou le représentant, la représentante, d'un parti politique dénonçant la manière dont les journaux d'information ont tendance à présenter les soulèvements populaires sous l'unique angle du désordre qu'ils provoquent dans l'espace public ?

Comment réagissons-nous lorsque ces soulèvements, appelant les gouvernants à prendre leurs responsabilités devant le péril climatique, la chute de la biodiversité, la fragilisation des démocraties et les injustices sociales, se retrouvent paradoxalement ramenés au cliché d'« irresponsables » par ceux-là même qui refusent de prendre… leurs responsabilités devant les peuples qui les ont élus, comme devant les générations futures ?

Si les mouvements des peuples sont souvent présentés comme la manifestation d’une grogne, s'il est devenu banal de qualifier les militant.e.s écologistes d’éco-terroristes, si toute position politique un tant soit peu de gauche est classée dans la catégorie des « extrêmes », si les manifestants sont régulièrement soupçonnés du plaisir infamant de semer le désordre pour le désordre, c’est bien-sûr pour discréditer toute alternative au pouvoir dominant, mais il me semble que ces manipulations ne peuvent s'accomplir que parce qu'elles s'appuient sur la peur communément partagée de tout changement fondamental - celui-ci étant automatiquement associé au chaos. C'est parce que cette peur existe déjà en chacune et chacun de nous qu'elle peut être instrumentalisée. D'où l'importance de la prendre en compte et de reconnaître combien la manière d'aborder nos ouragans intimes a une influence sur nos capacités à changer, individuellement et collectivement. Nous sommes constamment invités à l'absence de trouble. Mais, nous qui avons l'avantage de ne vivre ni dans un territoire dévasté par les guerres ou le bouleversement climatique, ni sous un régime ouvertement fasciste, ne gagnons-nous pas en élan de vie lorsque nous acceptons la possibilité d'un désordre fécond, en nous et autour de nous ? Ne gagnons-nous pas en robustesse lorsque nous acceptons la possibilité de relever les défis planétaires qui s'enchevêtrent ? En nous engageant dans ce désordre incertain, en le traversant et en revendiquant cette expérience, l'expérience du désordre ?

Dans les forêts du vivant, Aquarelle sur papier, 29,7/42 cm, Octobre 2025

Celles et ceux qui ont lu la lettre d'octobre se rappellent peut-être que nous y avions reçu la visite de Donna Haraway. Donna nous invite à « prendre le risque de choisir certains mondes plutôt que d'autres, et d'aider, avec d'autres, à la composition de ces mondes2 ». Pour elle, le danger redoutable ne se situe pas dans nos tentatives, expérimentations et engagements pour vivre en meilleure intelligence, ni dans le nécessaire désordre qu'ils impliquent, mais dans le refus de « défendre certaines manières de vivre (et de mourir) plutôt que d'autres ».

Elle se place plutôt du côté des « articulations qui voient le jour au cœur du tumulte de la vie et de la mort et de ses embrouilles ». La gravité des enjeux planétaires ne la dissuade aucunement de prendre en considération l'impérative dimension sensible et jouissive de nos engagements : « De véritables partenaires de jeu doivent composer et nourrir ce qui est et sera, en s'associant avec divers alliés (...) ».

En cette Sixième Grande Extinction - premier événement du genre à se produire depuis l'apparition de notre espèce d'après les scientifiques – Donna considère que le « monde en formation tentaculaire » auquel elle aspire et qu'elle soutient est « une affaire sérieusement emmêlée ». C'est ainsi qu'elle nous invite à nous lier, humains et autres qu'humains, de manière à créer un « compost fertile ».

Ensemble dedans-dehors, Aquarelle sur papier, 29,7/42 cm, Octobre 2025

Pour revenir à tonton Fred et à son pote Dionysos, on est loin, je crois, de l'ordre apollinien.

Le lieu où cette lettre nous amène ne se caractérise donc pas par une sécurité idéale (n'est-ce pas précisément dans les fantasmes sécuritaires qu'on trouve les dangereuses utopies et les tristes naïvetés ?). Mais (qui sait ?) il est possible qu'au risque du trouble, du chaos, du désir, du dépassement de soi, de l'ivresse, de l'émancipation collective et de la liberté créative, au risque même de leur jouissance, les pieds et les mains dans le compost, y participant de tout notre corps et tout notre cœur, nous prenions part à la naissance d'une étoile dansante.

*

Brouillard sur la grande plaine

les pierres humides et les tilleuls

Une lumière de cendre bleue

caresse des feuilles vertes et jaunes d'or

Un souffle qui appelle

à sortir de nous-mêmes

*

Merci pour votre lecture, dansez bien !

Olivier

Sources :

1 La théorie du bourgeon - une philosophie anti-découragement, Fabrice Midal, Flammarion | Versilio

La citation de Nietzche est issue de Ainsi parlait Zarathoustra

2 Vivre avec le trouble, Donna J. Haraway, Traduction Vivien García, Les éditions des mondes à faire

L’élan du monde

Par Olivier Belot

Après avoir étudié aux Beaux-arts de Nancy, j’ai exposé en France, en Allemagne, en Pologne, au Luxembourg et aux États-Unis. Néanmoins, je crois être un artiste discret, qui comme beaucoup de plasticiens, use de l’art comme d’un objet transitionnel permettant de partager ponctuellement ce qui s’élabore longuement dans un certain retrait du monde. En complémentarité avec cette relative solitude, je développe avec d’autres personnes - souvent militantes et créatrices - des dispositifs de rencontre et de recherche collective autour des nécessaires transitions ou mutations écologiques et solidaires. Le Café Itinérant de la Transition, créé au sein de son collectif, dans le département de la Meuse en est une manifestation. Enfin, j’anime avec Béatrice Belot Le Deley le singulier Atelier des Prés qui ouvre chacun.e à l’expression créatrice. Cet atelier est situé dans le village de Pareid en Meuse. Écrivant autant que je dessine, le format de la lettre me permet de donner plus régulièrement des aperçus de mon travail. Instagram : _olivierbelot_

Instagram de l’Atelier des Prés : latelierdespres

Blog : https://olivierbelot.jimdofree.com/

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