Et si l’hospitalité nous inspirait ?

Les terriennes et terriens que nous sommes ont connu de très longues périodes de paix. Il n’est peut-être pas inutile de préciser que les processus de domination y étaient considérablement moins présents qu’aujourd’hui.

L’élan du monde
5 min ⋅ 01/04/2025

Pour exemple, on peut citer les Haudenosaunees, un peuple amérindien chez qui « donner des ordres passait pour une offense presque aussi grave que de manger de la chair humaine ».


Selon une idée répandue, ce serait l’état encore « enfantin » ou « naturel», « pas encore perverti par la civilisation » qui aurait permis l’absence de guerre. Ce serait aussi la taille modeste des groupes humains qui aurait permis l’existence d’une véritable démocratie (directe et hautement participative). Un tel degré de liberté serait également conditionnée par cette petitesse des groupes.


Tous ces postulats sont aujourd’hui démentis par de nombreuses recherches en sciences sociales.

Comme l’affirment nos amis que j’ai familièrement choisi d’appeler les deux David (Graeber et Wengrow) « Nous y voyons plus clair, parce que nous savons maintenant que nous sommes face à des mythes ».


Voilà qui fait du bien, non ? Comme cette autre précision, toujours de nos deux amis : « De nombreuses villes à travers le monde ont d’abord été des expériences civiles de grande envergure, bien souvent exemptes de la hiérarchisation administrative et de l’autoritarisme attendu ». On a pu y trouver entre autres exemples « un parlement local et des projets de logement social coordonnés, comme dans certaines civilisations précolombiennes ; des familles indépendantes, organisées en quartier et en assemblées citoyennes, comme dans les mégasites préhistoriques du nord de la mer Noire ; l’introduction de principes égalitaires explicites, fondés sur l’uniformité et la similitude, comme dans la culture d’Uruk en Mésopotamie… 

Cette diversité n’a rien d’étonnant quand on sait à quoi les villes ont succédé dans toutes ces régions. Le paysage pré-urbain n’était pas dominé par des sociétés rudimentaires, isolées les unes des autres, mais par de vastes réseaux connectant des groupes écologiquement très variés, entre lesquels les personnes, la faune et la flore, la pharmacopée, les objets précieux, les chansons et les idées circulaient selon d’infinis et tortueux méandres ».


 Nous sommes ce monde Aquarelle sur papier, 30/40 cm, mars 2025


« Marcel Mauss avait probablement raison de soutenir que le terme civilisation devait être réservé à ces grandes zones d’hospitalité ».

… Je me demande comment il faudrait alors qualifier les zones auxquelles nous participons actuellement, qui ré-installent des murailles aux frontières de l’Europe ou de l’Amérique du Nord…


Voilà qui me donne envie de vous proposer un petit voyage dans le temps et l’espace, en sautant allègrement au-dessus des frontières en question et au-dessus d’un océan, pour nous rendre dans une de ces grandes zones d’hospitalité, sur l’île de la Tortue, entre 100 avant JC et 500 après, période considérée comme l’âge d’or de la culture dite Hopewell. Celle-ci couvrait l’Amérique du Nord, côté Atlantique, du golfe du Mexique jusqu’à, en gros, la frontière canadienne actuelle.

L’île de la Tortue est le nom donné à l’Amérique par ses premiers habitants humains.

Mêlons-nous donc à ces femmes, ces hommes et ces enfants.

Moi qui en reviens, j’ai été particulièrement étonné par leur liberté de mouvement : qu’on soit membre du clan des Ours, des Loups ou des Faucons, nous pouvons partir de Géorgie pour nous rendre dans l’Ontario ou l’Arizona en ayant la garantie de trouver tout au long du chemin des condisciples non seulement prêts à nous héberger et à nous nourrir, mais tenus de le faire. C’est d’autant plus remarquable qu’il se parle ici, dans cette partie du monde, des centaines de langues différentes, issues d’une demi-douzaine de familles linguistiques totalement étrangères les unes aux autres. Malgré toutes sortes de spécificités locales, certaines alliances sont suffisamment cohérentes à l’échelle du continent pour le permettre.

Autre motif singulier d’étonnement : les clans sont exclusivement composée d’égaux. Même la propriété collective est peu développée, à l’exception de certaines formes de savoirs rituels, de danses et de chants, de ballots d’objets sacrés et, étrangement, de collections de noms.


J’ai pu me rendre compte aussi que, loin de se limiter à offrir l’hospitalité aux voyageurs, c’est dans le rôle des clans d’organiser le protocole des missions diplomatiques ou, par exemple, de verser des dédommagements pour éviter les guerres.


Aurais-je rêvé ?


Pour le vérifier j’ai questionné nos amis les deux David qui, dans leur gentillesse, m’ont expliqué qu’en effet, dans le grand réseau d’hospitalité hopewellien, « les traces de guerre à proprement parler sont quasiment inexistantes. Il se pourrait même que les combats aient pris une forme théâtrale - de même que, plus près de nous, des nations rivales mettaient en scène leur hostilité en s’affrontant violemment au jeu de crosse ».


L’usage du spectacle pouvait également remplir une autre fonction. Ils l’utilisaient pour « contrarier les velléités d’accumulation de richesse ou, plus exactement, pour s’assurer que les distinctions sociales restent majoritairement circonscrites au royaume du spectacle. »


David et David ont tenus à préciser que si la culture Hopewell est parvenue à expérimenter, sur des siècles, un système politique privilégiant l’égalité - mais aussi la liberté et la fraternité - elle ne l’a pas fait en effaçant les différences entre les individus et entre les familles, mais on les célébrant !


Jouons-nous Aquarelle sur papier, 14,8/21 cm, mars 2025


« Prenons un exemple, m’ont-ils proposé. Dans les sociétés nord-américaines plus tardives, des nations et des clans entiers se sont distingués par une coupe de cheveux caractéristiques (cela permettait de savoir au premier coup d’œil si l’on avait affaire à un Sénéca, à un Onondaga ou à un guerrier Mohawk). Dans l’art Hopewellien, à l’inverse, il est difficile de trouver deux personnages coiffés de la même façon - et ce ne sont pourtant pas les images qui manquent. Visiblement, chacun était libre de se donner en spectacle ou de se choisir un rôle dans le grand théâtre de la société. Cette expressivité individuelle se reflète dans la joyeuse mosaïque des styles capillaires, vestimentaires et ornementaux arborés par ses figures humaines miniatures ».


Ainsi, ces femmes et ces hommes sont parvenus à s’organiser de la sorte il y a plus de deux mille ans.

Nous qui nous décrétons civilisés, ne pourrions-nous faire aussi bien ? Ne serait-ce pas possible de nous inspirer de ces exemples pour chercher une issue à nos multiples difficultés actuelles ?

Ne serait-il pas préférable de proposer à certains de nos chefs d’États une petite partie de ping-pong (ou un jeu de billes s’ils préfèrent) lorsqu’ils menacent de déclencher une guerre atomique capable d’éliminer toute trace de vie sur notre planète ?

Ne pourrions-nous réinventer à notre manière de nouvelles vastes zones d’hospitalité ? Ne pourrions-nous pas cesser de nous affoler des migrants en reconnaissant que nous le sommes toutes et tous, historiquement et potentiellement ?

Ne devrions-nous pas également remplacer la lutte effrénée du profit par des ateliers de créativité - vestimentaires ou autres ? Les rues de nos villes et villages ne deviendraient-elles pas encore plus réjouissantes ?


Écoutons à nouveau Graeber et Wengrow : leur longue recherche commune les a amenés à cette conclusion :

les possibilités qui s’ouvrent à l’action humaine aujourd’hui même sont bien plus vastes que nous ne le pensons souvent.

De vrais changements peuvent advenir.

Les Grecs appelaient cela le kairos, l’occasion à saisir.

Les philosophes, eux, utilisent parfois la notion d’évènement - une rupture capitale (révolution politique, invention scientifique, chef-d’œuvre artistique…) révélant des aspects de la réalité qui étaient inimaginables auparavant, mais qui, une fois connus, ne peuvent plus être ignorés.


Ne nous trouvons-nous pas à ce type de moment très particulier, où certes le pire peut advenir, mais aussi le meilleur ?

En nous et entre nous.


Ah ! Aquarelle sur papier, 14,8/21 cm, mars 2025


*


Café dans la steppe.


Plus modestement, nous sommes, en réalité, sous un cerisier

des poules à nos côtés,

dans la plaine verdoyante qui ondule doucement.


Mais l’étendue bleue de ce ciel,

le vent à travers les érables et la monnaie du pape

nous ont transportés avec notre café

dans les lointaines steppes

de la vaste Eurasie.


*

Avec la fenêtre ouverte

on entend les oiseaux.


On entend les oiseaux

et c’est une merveille.


*


Bon mois d’avril à toutes et à tous


Sources et tentatives d’éclaircissements :


L’ensemble des informations contenues dans cet article viennent directement de ce fameux bouquin « Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité » de David Graeber & David Wengrow, Éditions LLLLes Liens qui Libèrent.

Concernant l’entretien que j’ai eu la chance d’avoir avec nos deux amis, vous vous demandez peut-être comment j’aurais pu bavarder avec David Graeber alors qu’il est malheureusement décédé il y a quelques années. J’en suis le premier étonné. La seule lumière que je puisse apporter à cette affaire se résume à ce qu’il m’a dit : « on ne va pas s’arrêter à si peu ». Trop content de pouvoir dialoguer avec un être de cette trempe, je n’ai pas cherché à en savoir davantage…

L’élan du monde

Par Olivier Belot

Après avoir étudié aux Beaux-arts de Nancy, j’ai exposé en France, en Allemagne, en Pologne, au Luxembourg et aux États-Unis. Néanmoins, je crois être un artiste discret, qui comme beaucoup de plasticiens, use de l’art comme d’un objet transitionnel permettant de partager ponctuellement ce qui s’élabore longuement dans un certain retrait du monde. En complémentarité avec cette relative solitude, je développe avec d’autres personnes - souvent militantes et créatrices - des dispositifs de rencontre et de recherche collective autour des nécessaires transitions ou mutations écologiques et solidaires. Le Café Itinérant de la Transition, créé au sein de son collectif, dans le département de la Meuse en est une manifestation. Enfin, j’anime avec Béatrice Belot Le Deley le singulier Atelier des Prés qui ouvre chacun.e à l’expression créatrice. Cet atelier est situé dans le village de Pareid en Meuse. Écrivant autant que je dessine, le format de la lettre me permet de donner plus régulièrement des aperçus de mon travail. Instagram : _olivierbelot_

Instagram de l’Atelier des Prés : latelierdespres

Blog : https://olivierbelot.jimdofree.com/

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