Des quantités inimaginables de femmes, d’hommes et d’enfants contribuent chaque jour à ce qu’on pourrait appeler l’harmonie du vivant. Dans des gestes individuels quotidiens, dans des créations singulières et dans des actions collectives d’ampleur. Dans quelle mesure sommes-nous conscients de cette gigantesque énergie ?
Sommes-nous informés des actes politiques rompant avec le fatalisme ? Enfin, lorsque c’est le cas, les célébrons-nous ?
Il existe aujourd’hui des innovations et des changements déterminants en faveur de notre planète et des sociétés qu’elle abrite. On trouve également de nombreux débats, de nombreuses œuvres sensibles, des témoignages, des échanges d’informations et de pensées à partir desquels on peut construire, espérer, élaborer, résister, lutter, expérimenter, s’exprimer, proposer, créer.
Pour le dire autrement, s’il y a bien de quoi sombrer, il y a aussi de quoi s’enthousiasmer et c’est ce à quoi cette lettre de juin nous invite avec un petit voyage en lutte et empathie, dans le temps et l’espace, un voyage qui lance un pont entre les canuts et les ouvrières-ouvriers du XXIème siècle, de l’Europe à l’Amérique du Sud.
Il semble que nous ne soyons pas seuls Aquarelle sur papier, détail, 29,7/42 cm, juin 2025
Vous avez peut-être lu le dernier numéro de Fakir1 qu’il m’arrive de citer ici. Si ce n’est pas le cas, il est encore disponible et je le conseille. En particulier pour l’article stimulant du cousin Camille Vandendriessche consacré aux politiques actuelles de gauche.
Les nouvelles qui nous parviennent du monde sont loin d’être toutes rassurantes mais des approches humaines, sociales et écologistes sont également à l’œuvre. Elles sont généralement passées sous silence. Camille fait tout le contraire.
Son article commence par l’Espagne, en nous expliquant que parmi les premières mesures gouvernementales du président Pedro Sánchez, on trouve :
le rétablissement de l’accès universel au système national de santé,
la hausse du salaire minimum,
la hausse des pensions de retraite
et la hausse des allocations familiales.
Entre 2018 et 2025, le salaire minimum interprofessionnel (SMI) a augmenté de 61 %.
De nouvelles taxes ont été créés pour soutenir la classe moyenne :
impôt temporaire de solidarité sur les grandes fortunes,
taxe sur les super profits des banques et les compagnies électriques énergétiques,
taux minimum d’imposition à 15 % pour les multinationales.
« Et là, s’écrie Camille, miracle : Sánchez prouve à ses voisins européens (…) que plus de justice sociale et fiscale ne nuit pas à l’économie du pays, bien au contraire : depuis 2021 la croissance espagnole est largement supérieure à la moyenne de la zone euro, et son déficit public c’est largement résorbé. En 2024, pas moins de 400 000 postes ont été créés dans le pays. Et même, on se frotte les yeux, même la revue britannique The économist, libérale et conservatrice, a consacré l’Espagne meilleur économie de l’OCDE. Pas mal pour un gouvernement dirigé depuis huit ans par la gauche soi-disant irresponsable et dépensière, non ? »
Camille poursuit en nous amenant, main dans la main, au Mexique. On est bien contents parce qu’on n’y serait pas allés tout seuls.
Ici, c’est notre cousine Claudia qui est élue depuis juin 2024. Claudia Sheinbaum est climatologue, membre du GIEC, elle coordonnait déjà en 2008 les « Adelitas », cette brigade de centaines de femmes qui ont bloqué le Sénat en 2008 pour empêcher la privatisation de la compagnie nationale de pétrole. Son mentor et prédécesseur, Lopez Obrador avait déjà mis en place des réformes sociales : salaire minimum journalier doublé, ainsi que les jours de congés payés.
Résultat : très vite, le taux de pauvreté chute de 28 à 20 % dans le pays, soit près de 10 millions de pauvres au moins depuis 2018. Claudia a également lancé un programme national de désarmement visant à poursuivre la baisse des homicides (moins 18 % depuis 2019).
Oh, la fraîcheur ! Aquarelle sur papier, 29,7/42 cm, détail, juin 2025
On trouve aussi, dans ces réformes mexicaines, l’obligation pour les entreprises d’embaucher les salariés de leurs sous-traitants.
On peut se demander pourquoi faire ce genre de chose.
C’est ici que le cousin Bernard Friot, présent dans la dernière missive de l’élan du monde, comble un peu mon manque de culture historique. En recherchant dans mes notes, j’ai trouvé de quoi m’éclairer : au XIXe siècle, la forme capitaliste de mise au travail était le contrat de louage d’ouvrage. Il s’agit d’un système avec un donneur d’ordre, qui n’embauche pas, qui ne fait que donner des ordres. Par exemple, à un canut (sous-traitant) qui, lui, embauche des ouvriers avec un contrat de louage d’ouvrage.
Pourquoi donc obliger les entreprises à embaucher les employés de leurs sous-traitants ?
Si on posait la question à Bernard, il répondrait qu’il y a « évidemment une petite chansonnette patronale sur la défense de l’emploi » mais que « dans le fond, les patrons ne supportent pas l’emploi ». Et la cousine Judith Bernard surenchérirait avec une autre question : « parce que ça leur donne des devoirs ? ». Ce à quoi le premier répondrait : « bien sûr ! Ça les expose comme exploiteurs ».
Je n’ai rien inventé - vous vous en doutez - cette conversation a bien eu lieu entre nos deux amis2. Elle se poursuivait autour du conflit des canuts, à Lyon, dans les années 1830, qui « se joue entre les soyeux qui incarnent le capitalisme qui ne se salit pas les mains dans la production et les canuts à qui ils commandent l’ouvrage. Comment est fait l’ouvrage ? Ça, on ne veux pas le savoir : le canut, il embauche qui il veut, comme il veut. Le conflit des canuts, ce sont les canuts qui, comme sous-traitants, se battent sur un meilleur tarif de l’ouvrage ; mais les ouvriers qui font le boulot, eux, ils sont dans l’invisibilité totale. Que va faire le contrat de travail ? Il va supprimer la sous-traitance, et imposer aux capitalistes d’être employeurs, c’est-à-dire bien sûr de respecter un certain nombre d’obligations vis-à-vis de l’employé, mais aussi, et surtout, de se confronter directement aux travailleurs dans un rapport d’exploitation sans fard que ceux-ci sauront affronter collectivement pour conquérir de la puissance. »
C’est ainsi que le code du travail de 1910, une victoire de la CGT, obligera les donneurs d’ordres à devenir employeurs. Évidemment, les capitalistes chercheront en permanence à se soustraire à cette obligation, mais l’humain dans l’humanité a glissé là un pied dans la porte.
Revenons à notre excursion planétaire, et du Mexique rendons-nous au Brésil où Lula « a récupéré le 1er janvier 2023 une société et une économie exsangues suite au passage de Jair Bolsonaro à la présidence :
taux record d’extrême pauvreté,
chômage élevé,
récession effrayante de la politique environnementale (…).
Lula a réussi à enrayer la chute et faire repartir le pays de l’avant. »
« Grâce à quoi ? » demande Camille.
« Du social. »
« Il a indexé le salaire minimum sur l’inflation et la croissance du PIB (message à nos dirigeants, français : mais oui, c’est donc possible ! », « ce qui a fait reculer le taux de chômage à un niveau jamais vu depuis 2012 (6 %), quand il avait quitté la présidence. Bref : il relance l’économie par la base.
Côté écologie, le taux de déforestation est en baisse de 30 % en Amazonie, pour atteindre son niveau le plus bas depuis 2015. Même si le saccage continue toujours, pour alimenter les besoins du reste du monde. Là aussi, précise Camille, y a du boulot, mais peut-être dans nos propres règles d’importation et habitudes de consommation, en premier lieu… »
Camille partage généreusement, comme ça, bien d’autres informations qui changent la donne et prouvent que l’économie, et plus largement la politique, gagnent à privilégier la justice sociale et l’écologie. L’empathie n’est pas réservée à la sphère intime. Des relations proches aux actions collectives elle participe à la joyeuse et fertile robustesse du vivant.
Comme le disent nos amis d’Attac « un autre monde est possible ». On pourrait même ajouter : « d’ailleurs, il existe ». Cet article de Fakir en témoigne.
Si je m’en fais modestement le relais c’est que le rapport entre la qualité de l’information et la possibilité d’élans individuels et collectifs enthousiasmants est déterminant.
Quelle vie ! Aquarelle sur papier, 29,7/42 cm, détail, mai 2025
Imaginons - puisqu’il s’agit bien de cela - une lutte entre, d’une part, la volonté de domination et, d’autres part, l’aspiration à l’harmonie - ce genre de lutte qu’on retrouve chez Harry Potter ou dans la guerre des étoiles.
Imaginons que cette lutte dure depuis des siècles et qu’à chaque succès de la volonté de domination, des trompettes résonnent partout sur la planète - disons au moins partout où on trouve des trompettes - tandis que les succès de l’aspiration à l’harmonie ne se retrouvent célébrés que par quelques inaudibles pipeaux fendus, qu’on n’en parle pas, qu’à peu près personne ne se rende bien compte de leur existence.
Que se passerait-il ?
Imaginons, de surcroît, que les succès de Hermione, Ron et Harry Potter se retrouvent commémorés plus tard par Voldemor, comme s’ils lui appartenaient.
On peut penser, en guise d’exemple, à l’abolition des privilèges, de la révolution française de 1789 qui, deux larges siècles plus tard, à chaque 14 juillet, se transforme en célébration de l’ordre militaire et policier avec défilés, trompettes, saucisses-frites, flonflons et discours principalement prononcés par les défenseurs… des privilèges.
Dans ce genre de situation, que se passe-t-il à long terme ?
Que se passe-t-il dans la tête d’à peu près chaque personne ?
Est-ce que tout un chacun ne finit pas convaincu du caractère objectif, inéluctable et naturel - donc juste - de la volonté de domination ?
Est-ce qu’on ne finit pas par tolérer, puis même valoriser ou glorifier, la cupidité ?
Est-ce que la nécessaire quête d’harmonie, est-ce que la valeur que nous attribuons à l’empathie, ne finit pas par en prendre un coup dans l’aile ?
Bon. Vous voyez où je veux en venir. Il s’agit bien de NOTRE situation, NOTRE conditionnement.
Un conditionnement qui pousse, à la longue, à regretter avec amertume, comme Willi3 le faisait il y a déjà quelques temps, que « les meilleurs manquent de toute conviction, tandis que les pires sont plein d’intensité passionnée ».
Pourtant, selon le psychologue et éthologue Frans de Waal « l’empathie est une part de notre héritage aussi ancienne que la lignée des mammifères. Elle mobilise des régions du cerveau vieilles de plus de cent millions d’années ». C’est donc tout le contraire d’une option, un truc un peu superficiel qu’on aurait raison d’appeler la sensiblerie.
« Cette capacité dans sa totalité ressemble à une poupée russe (…) avec au cœur, une propension à répondre à l’état émotionnel d’autrui. Autour de ce noyau, l’évolution a construit des capacités de plus en plus élaborées, ainsi le souci des autres et l’adoption de leur point de vue. »
Voici donc notre situation et je trouve que notre cousin Frans a raison de le rappeler : « beaucoup des malheurs du monde peuvent être attribués aux individus dont la poupée russe n’est qu’une coque vide. Appartenant à une autre planète, ils ont la capacité intellectuelle d’adopter le point de vue d’autrui, sans aucun des sentiments qui vont de pair. Ils simulent l’empathie avec succès ».
C’est ainsi que « des individus, sans pitié, ni morale, nous cernent, occupant souvent des postes élevés. Ces serpents en complet-veston (…) ne représentent peut-être qu’un faible pourcentage de la population, mais ils prospèrent, dans un système économique qui récompense la férocité4 ».
C’est évidemment ce phénomène qu’il s’agit de dénoncer et de changer. Non seulement dans sa dimension politique mais aussi en tant que modèle existentiel. Ces serpents, qu’ils soient en complet-veston ou en sweat-shirt-baskets, nous sont présentés comme des modèles de réussite existentielle. De manière générale nous sommes invités à envier leur fortune, leur pouvoir et leur célébrité.
Pourtant qui souhaite gaiement s’amputer d’une capacité de perception ? Qui rêve joyeusement de devenir aveugle ou sourd ? Qui rêve de perdre le sens du goût, de l’odorat ou du toucher ? Singer l’empathie comme Emmanuel Macron ou la railler comme Donald Trump nécessite l’ablation du sens du toucher affectif. Et leur véritable existence - leur vécu - me paraît extrêmement limitée et rebutante.
La croyance selon laquelle il faudrait être dirigé par des aveugles pour dessiner des perspectives désirables est tout simplement absurde. Chacune, chacun d’entre nous peut le comprendre et le ressentir en son for intérieur, sans grande difficulté.
En ce qui concerne la dimension politique de cette affaire, les avancées sociales du XXème siècle ont témoigné de la possibilité de créer des cadres politiques vertueux. Et contrairement au récit dominant, les gouvernements de gauche en témoignent aujourd’hui, malgré les pressions gigantesques des dominants.
Tonton John5 dénonçait le processus de l’enrichissement comme l’art d’établir le maximum d’inégalités en notre faveur, mais il pensait aussi que l’hostilité entre les hommes n’a rien de naturelle. Il me paraît tout aussi important d’ajouter avec Frans que la cupidité ayant vécu, l’empathie est désormais de mise.
Il n’y a de richesse que la vie.
Ne serait-ce pas une bonne idée de sortir gaiement nos trompettes pour célébrer cette richesse-là, politique et existentielle, individuellement, collectivement, et ceci, dès que l’occasion se présente ?
*
Lune très fine et vent doux
presque chaud.
À l’approche de l’été
Une nuit silencieuse
*
Je vous souhaite un bon passage à une saison douce.
À bientôt.
Olivier.
Sources :
1 La gauche qui gagne : là-bas, ça marche ! Camille Vandendriessche, Fakir, Mai-Juillet 2025, n°117. Fakir vient de lancer son offre web, on peut aussi y lire l’article : https://fakirpresse.info/la-gauche-qui-gagne-la-bas-ca-marche/
2 Un désir de communisme, Bernard Friot & Judith Bernard, Éditions Textuel, 2020
3 Cette citation est extraite du poème « Le second avènement » de William Butler Yeats.
4 L’âge de l’empathie, leçon de la nature pour une société solidaire, Frans de Waal, essai traduit par Marie-France de Palomera. Actes Sud. Les différents passages se retrouvent aux pages 9, 303, 308 et 309.
5 C’est un petit article signé E.L, dans le Monde diplomatique de Mai, qui m’a fait découvrir ce livre de John Ruskin, Il n’y a de richesse que la vie, paru à L’échappée en 2024. 128 pages, 12 euros.