Dégonfler le nuage du fatalisme. Rêver, veiller, réveiller l’envie. La lettre de juillet se terminait sur la couleur de nos liens et le besoin de magie. J’aimerais poursuivre en convoquant à nouveau les déesses et dieux du vent auxquels j’avais fait appel en mai.
Une certaine magie noire ayant failli faire basculer notre pays tout récemment, je me dis que ces figures divines pourvoyeuses d’air ne seront pas de trop pour nous accompagner dans l’incertitude qui se dessine.
Au-delà du folklore ou de la quête d’une religion, nouvelle ou ancienne, c’est l’élan porté par ces évocations qui m’importe. Et le fait que ce monde, cette planète et la vie qui l’irrigue, ne peuvent être appréhendés uniquement par le calcul.
Est-ce vraiment une évidence pour tout le monde ?
Ne nous appauvrissons-nous pas lorsque nous acceptons de confier des décisions majeures à un mode de perception et de conception qui repose autant sur la fragmentation - d’un côté le social / de l’autre le changement climatique, d’un côté l’amour / d’un autre la raison, d’un côté la tête / d’un autre le corps, d’un côté l’art / de l’autre la science ou la politique ?
Ne gagnons-nous pas en puissance et en justesse lorsque nous choisissons de relier plutôt que séparer ?
Je connais peu la mythologie, peu les religions du monde, mais lorsque j’entends « Ninlil, déesse sumérienne du vent » ou « Niltsi, dieu du vent amérindien », hormis la proximité des sons qui me réjouit, je me sens porté par une lointaine approche du monde, une approche du vivant vibrante, fondamentale, première. Je sens que la puissance qui amène les arbres à s’élever, les graines à germer et les fleurs à s’ouvrir circule aussi en moi comme en chacun, chacune de nous.
Et je considère que c’est une erreur magistrale de réserver ce type de perception à un fragment de vie séparé du reste.
Je me sens porté par mes étranges amis Ninlil et Niltsi pour rester entier.
Rester entier quelque soit la situation, rester entier même lorsque mon interlocuteur ne veut me voir autrement que dans un bocal, dans une identité réduite à une seule caractéristique - un métier, un caractère, un genre, une situation familiale, une appartenance idéologique, un « niveau social », un « niveau culturel », etc.
Sentir que ma raison se nourrit de ma sensibilité, que les dimensions poétiques et prosaïques ne cessent de s’entremêler, qu’elles n’existent qu’en se chevauchant, devenir disponible à ces milliers de liens me procure une autre perception de la vie.
Je me sens encouragé par Ninlil et Niltsi, et par Gaoh l’esprit iroquois ou encore Hotoru, le dieu du vent Pawnee, pour affirmer qu’il est triste, vain et destructeur d’organiser ses journées en passant d’un bocal à l’autre : du bocal bureau au bocal stage de chamanisme, suivi du bocal gestion des problèmes courants, avant le bocal moment philosophique sans oublier le bocal mon image, mon argent, mon pouvoir ainsi que le bocal mon église ; le bocal moralisme arrivant après ou avant le bocal besoin sexuel. Et, pour couronner le tout un bocal méditation de pleine conscience.
Nous sommes entiers, nous sommes tout à la fois enfants et adultes, féminins et masculins - dans des proportions qui nous sont propres, plus adultes ou enfants, plus féminins ou masculins -
nous sommes des humains et étant des humains, nous sommes des animaux,
nous sommes traversé de pulsions, de sentiments, d’émotions, de pensées claires et de pensées confuses,
nous sommes constitués d’une part consciente et d’une part inconsciente,
et tout ceci s’associe, se rencontre, s’accorde ou entre en conflit, sans cesse.
Lorsque nous rencontrons quelqu’un, c’est ce tissus chatoyant de relations qui rencontre un autre tissu chatoyant de relations.
Dans ce monde divers, un contact. Aquarelle sur papier, 29,7/42 cm, août 2024
Et plus ça chatoie plus c’est fertile.
Danse - rassemblement dans l’univers. Aquarelle sur papier, 29,7/42 cm, juillet 2024
C’est pourquoi aussi, face à l’avancée du racisme et du déni climatique, nous réduire à devenir le cauchemar d’une clique, même la pire, ne suffit pas. De mon point de vue c’est en restant relié au monde du sensible et à tout ce qui nous dépasse que nous tiendrons nos engagements pour un monde soutenable … et même vivement désirable.
Nous pouvons devenir le cauchemar de la propension humaine à fabriquer du cauchemar. Mais ce n’est qu’une façon de parler parce que, dès lors que nous sommes entiers, nous nous révélons intègres, porteurs d’harmonie, porteurs de ce que Kenneth White et Edgar Morin désignaient chacun sous un singulier néologisme : chaosmos.1
Pour Kenneth White « le poète vit et pense dans un chaos-cosmos, un chaosmos, toujours inachevé, qui est le produit de sa rencontre immédiate avec la terre et avec les choses de la terre, perçues non comme des objets, mais comme des présences". Je me permettrais d’ajouter qu’il ne s’agit pas ici de réserver cette expérience à celles et ceux qui se définissent comme poètes mais qu’à cet instant-là, dans cette rencontre immédiate, nous accédons à la dimension dense du réel qu’est la poésie dans son sens le plus exigeant.
C’est pourquoi j’ai besoin de mes aquarelles dans cette lettre.
À ce titre, l’initiateur de la géopoétique2 expliquait : "J'ai utilisé ce mot de « chaoticisme » pour la première fois en 1967, dans Le Grand Rivage*. Il s'agit d'un ordre dans le désordre, un ordre ouvert, dansant qui contient le chaos" et soulignait : « (…) avant tout il s'agit d'approfondissement et d'expansion, il s'agit d'expérimenter, pas à pas, passage après passage, la sensation de la vie sur terre, d'exprimer une conception du monde, et d'indiquer le rapport le plus dense, le plus subtil possible entre l'esprit humain et le chaosmos. C'est tout cela qui est en jeu dans l'art plastique géopoétique ».
C’est ce désir de vivre nos possibilités de relation avec cet ordre dansant qui m’anime dans mes aquarelles. Avec le désir aussi de représenter ces phénomènes relationnels qui dépassent notre entendement même s’ils nous constituent et nous traversent, nous et nos milieux de vie.
Pour dire les choses simplement, je suis, comme tout un chacun et dans des proportions qui me sont propres, à la fois un être civilisé et un être sauvage, pour le meilleur, pour le pire et pour toutes les autres possibilités. La civilisation peut n’être qu’un carcan, une usine à hypnose, une fabrique de la docilité ou du mépris. De son côté, la sauvagerie peut provoquer tout autant de douleur, de destruction et de mort. Mais lorsque le caractère civilisé et le caractère sauvage entretiennent une relation féconde ils se rendent l’un et l’autre plus vivants, intelligents et heureux. Seul leur divorce est morbide. Seule la prédominance, seule la prétention à dominer est nuisible.
Nous pouvons apprendre à vivre en relation.
Entre humains - ce qui n’est déjà pas une mince affaire -
avec les autres êtres, animaux, végétaux …
et plus largement avec notre milieu de vie.
Il me semble aussi qu’à chaque fois cet apprentissage nous fait du bien, dès le premier pas, malgré les difficultés.
Certains peuples ont développé une relation à leur milieu qui leur a permis, au fil des millénaires, de composer avec ces difficultés. Par exemple, les Indiens d’Amazonie - autrefois qualifiés de sauvages par ceux qui se disaient civilisés - ont parsemé leurs territoires sylvestres de plantes médicinales. Ils les ont donc transformés, un peu à la manière d’un jardin, mais dans un esprit de dialogue, d’ouverture aux dimensions sensorielles et spirituelles, loin de toute culture du surplomb.3
Il me semble que nous pouvons, d’une part développer cette culture de l’attention, du dialogue fécond. Nous y ressourcer. Et d’autre part lutter contre la culture de prédation. Quitter l’école du darwinisme social avec ses trois seules options - la compétition, la consolation par la consommation et au bout du compte le fatalisme.
Réveillons cette joie, n’ayons pas trop peur de passer pour naïfs. Démantelons la fabrique du désespoir, le catéchisme du « c’est foutu » rabâché à chaque journal de 20h.
Trouvons ou retrouvons la joie, reconnaissons-la et soulignons-la dès que l’occasion se présente. La joie qui libère, qui fait rêver, créer, agir, lutter, aimer.
Menons la vie large. Les esprits du vent sont les dieux du large.
Niltsi, le dieu du vent amérindien,
Ninlil, la déesse sumérienne du vent,
Shu, le dieu égyptien du vent et de l’air,
Shinatobe, la déesse japonaise du vent,
ces nobles créatures ne sont-elles pas parmi nous, entre nous, en nous ?
N’insufflent-elles pas l’espace de leur généreux élan ?
Quelques soient nos croyances religieuses ou notre agnosticisme, n’aurions-nous pas intérêt à recontacter leur énergie primordiale ?
Menons la vie impossible aux prédateurs de toutes sortes, refusons leur commerce, dénonçons leurs agissements, montrons qui ils sont et ce qu’ils font ; dévoilons le coût écologique, psychologique, culturel, politique et économique de leur stratégie et de leur sombre idéologie. Dénonçons encore combien la course à l’exploitation et à la consommation réduit l’existence à une grotesque compétition.
Mais surtout, tentons de mener la vie large. Associons joyeusement nos élans, nos connaissances, nos sentiments, nos idées, nos émotions, notre sens pratique et notre expérience. Chacune, chacun et de proche en proche, d’association en collectif, de bureau en atelier, de ferme en usine, de quartier en quartier, de village en ville, de ville en village, de région en région, élargissons encore la vie large.
De cette vie heureuse, de cette intelligence du cœur et de la raison, découle avec plus d’évidence encore le refus des économies de prédation. À son tour, ce refus stimule le désir d’une économie de l’entraide, des communs, de la complémentarité. Par exemple, refuser l’agrobusiness et sa chimie mortifère amène à se tourner vers les petites productions bio et locales. Y trouver du sens et du plaisir donne encore moins envie de participer au commerce de cette agro-industrie, etc.
C’est un cercle vertueux.
De cette dynamique, ciao le nuage du fatalisme !
Va donc assombrir d’autres esprits, d’autres cœurs et d’autres camps. Nous savons que tu reviendras, que tu ne disparaîtras pas, qu’il faudra toujours rester vigilants, mais vois-tu, nous préférons que tu nous laisses souffler, nous préférons reprendre notre souffle en compagnie de Niltsi et Ninlin, de Ba'al, dieu du vent, de la pluie, de la fertilité (… et de la foudre !) dans la culture sémitique, en compagnie également (en gardant toutefois une distance précautionneuse) des Harpyiai, les démons grecs des tourbillons et des rafales de tempête, en compagnie de Shinatsuhiko, l’autre nom de Shinatobe et de Silap Inua, souffle de vie, divinité inuit du ciel et du vent …
Nous te côtoierons encore, mais ce sera avec un peu plus d’équité, de partage avec la chaude clarté de la vie large, par la culture de nos liens affectifs, l’exercice de notre joyeuse désobéissance civile, la connaissance tirée de nos expériences et la liberté de notre créativité féconde.
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Averse orageuse
En marchant,
l’odeur de la pluie
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Je vous souhaite un heureux mois d’août
avec mistral ou tramontane, alizé, brise, bise ou blizzard
selon l’endroit où vous vous trouvez et selon l’état du dérèglement climatique
mais quelque soit le cas, dans une ample et douce respiration !
Olivier
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Sources :
1 : À propos de ce néologisme, Michèle DUCLOS précise qu’il « n'est pas accidentel que simultanément et en toute indépendance Edgar Morin et Kenneth White traduisent par le mot-valise « chaosmos » le dépassement ontologique de l'ordre et du désordre qui caractérise la cosmologie postquantique ». Me trouvant dans l’incapacité de bafouiller plus de deux ou trois mots sur ce que j’ai compris de la théorie des quantas et ce qu’elle a apporté comme bouleversement, je le note ici seulement pour l’information.
2 : Kenneth White a initié et particulièrement développé ce champ de la géopoétique.
3 : J’ai pris connaissance de ce phénomène en écoutant Gilles Clément ou Philippe Descola. Lequel des deux ? Je n’en suis plus bien certain. Chacun dans les émissions CO2 mon amour et À voix nue.
https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/co2-mon-amour
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/a-voix-nue