Déconstruire la xénophobie
Surprise !
L’esprit de Noël vous offre cette lettre. Une pause, une respiration et le partage de quelques lumières découvertes dans le tumulte et la paix.
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Après la nuit noire comme du charbon épais
une lueur très tendre se lève et s’installe
Matin d’hiver
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Le dernier courrier de l’Élan du monde proposait de réunir quelques points d’appui pour l’élaboration d’une véritable transition (Mutation ? Révolution ?) écologique et sociale. J’ai relu dernièrement quelques pages d’un essai du philosophe Pierre Tevanian et du juriste Jean-Charles Stevens qui en offre d’autres pour nous aider à réouvrir les esprits assombris par le repli sur soi.
Son titre « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde » en dit déjà long.
Noël approchant, j’ai eu envie de vous en parler.
Noël, une fête qui célèbre l’hospitalité, la naissance d’un être non désiré par le « monde » dans lequel il arrive. Du moins, non désiré par les « autorités » - ces individus qui, je suppose, au moins depuis le néolithique, s’évertuent à imposer leur pouvoir et leurs croyances - en particulier celle de leur juste supériorité.
Et puis, nous avons assisté, il y a quelques jours, à l’historique et sordide adoption de la loi immigration par le Sénat et l’Assemblée nationale, une des plus dure de l’Union européenne. Immédiatement, un appel** a été lancé par des ONG, des syndicats et toutes les organisations de gauche dénonçant ce véritable marchepied pour l’idéologie de l’extrême-droite qui, en instillant le poison xénophobe bafoue le principe de non-discrimination.
Des ombres brunes au pays des lumières*** qui s’affichent ouvertement en pleine période de l’Avent, traditionnellement hospitalière. Cette coïncidence n’est pas anodine au vu des arguments prétendant défendre l’identité culturelle et cultuelle de la France. Ce « en même temps » a décidément un goût amer. Pour ne pas en dire plus.
« On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Cette sentence de mort, Tevanian et Stevens l’interrogent et la dissèquent, mot à mot.
Qui est ce on ? Pourquoi ne pourrait-on pas ? Que signifie accueillir ? Que désigne enfin toute la misère du monde ?
C’est par là que j’aimerais commencer. L’emploi du mot toute n’est pas innocent, « il s’agit d’intimider, d’impressionner, de terrifier » par une « totalité - et pas n’importe laquelle : le monde, excusez du peu. »
En réalité 55 % des personnes déplacées en 2020 ont trouvé refuge à l’intérieur de leur propre pays. Pour les autres, 73 % d’entre elles ont été accueillies dans un pays voisins du leur. 27% sont allées plus loin, et seulement 6,3 % des déplacé.es ont migré vers un pays riche. Ce toute n’est en fait qu’une infime, une toute petite proportion.
« La grande majorité des études scientifiques, des plus anciennes aux plus récentes, concernant l’impact de l’immigration (…) sur la vie économique au sens large, ont montré que l’immigration est davantage une aubaine qu’une charge, et qu’on pourrait donc aussi bien parler de la jeunesse du monde ou de la puissance du monde que de sa misère.
Aussi, l’émigration concerne plus les « couches moyennes » des « pays à PIB intermédiaire » que « les plus misérables ». « Ces personnes constituent en somme, par rapport aux autres habitants de la société d’origine, une population sélectionnée : plus jeune, en meilleure santé, plus diplômée, plus entreprenante ».
La dernière étude de l’OCDE, le confirme, « dans tous les pays, la contribution des immigrés, sous la forme d’impôts et de cotisations est supérieure aux dépenses que les pays consacrent à leur protection sociale, leur santé et leur éducation ».
Quand les médias dominants nous informent-ils de cela ?
Il y a quelques semaines, notre voisine - nous l’appellerons Marie-Claude - habituellement plutôt gaie et souriante, m’avouait être presque au bord de l’implosion. Elle n’en pouvait plus. Mais de quoi donc ? Il ne s’agissait ni de sa santé, ni de sa maison neuve, confortable et bien chauffée, ni de soucis d’argent, ni de problèmes relationnels, ni d’une soudaine remise en question existentielle, mais… « des migrants qui se pavanent dans nos rues, avec leur téléphone portable dernier cri, à qui on donne des aides extravagantes, alors qu’à nous, on ne donne rien. »
C’était donc là ce qui rendait son existence à la limite du supportable, elle qui, comme moi, habite un village dans lequel, à ce jour, jamais personne n’a pu croiser l’ombre d’un migrant (pas plus que dans les nombreux villages voisins). Je lui ai alors parlé de ce qu’un militant syrien nous avait appris lors d’un Café Itinérant de la Transition : en arrivant en Allemagne, les Syriens n’ont pas laissé leurs diplômes à la frontière. Parmi eux, de nombreux médecins, par exemple, dont la longue et dispendieuse formation n’a rien coûté à l’Allemagne, ont pu répondre à une véritable demande de soin et des commerçants ont redynamisé les centres villes jusque-là en phase de désertification. Mais j’ai regretté de n’avoir pas retenu les « arguments, chiffres et références », nécessaires à la déconstruction d’une « xénophobie autorisée » contenues dans le livre de Tevanian et Stevens. D’où cette lettre.
J’ai de l’estime pour Marie-Claude et je m’inquiète, comme elle, mais pas du même phénomène. Mon souci se porte sur le système d’information qui l’a persuadée d’un insupportable afflux de profiteurs. J’ai également une grande estime pour le métier de journaliste. Mais pourquoi donc les rédactions les plus influentes, n’expliquent-elles pas plus souvent qu’en France « le droit au RSA n’est pas accordé aux étranger.e.s tant qu’ils ou elles ne justifient pas de cinq années de séjour régulier et d’autorisation de travail » ? Quant à « l’Aide Médicale d’État (semblant de sécurité sociale minimale réservée aux sans-papiers) elle ne peut être touchée qu’après trois mois de séjour, et sous conditions de gagner moins que 766 € (ou 1150 € pour un couple). »
Par ailleurs, « en moyenne, et à long terme, les études convergent pour dire que l’immigration n’a pas d’effets négatifs sur l’emploi ».
Quel besoin avons-nous donc de fabriquer de la peur et de la colère là où nous devrions nous réjouir ? Ou, plus précisément, qui a intérêt à identifier la personne qui migre à sa prétendue misère ?
Est-ce que cette inquiétante misère du monde aurait pour fonction de détourner notre attention des véritables problèmes ou des véritables profiteurs qui mériteraient notre active indignation ?
Les auteurs rappellent que, chose pratique, la « présence permanente d’un stock conséquent de sans-papiers permet, en somme, de produire une espèce de délocalisation sur place.**** Des secteurs entiers de l’économie reposent sur cette main-d’œuvre flexible et bon marché, condamnée à la docilité par une épée de Damoclès (…) : l’expulsion. »
On est aussi en droit de se rappeler que notre bon pays des Droits de l’Homme est le troisième plus gros exportateur d’armes au monde. Nos États qui s’autorisent à généreusement proclamer leurs leçons de morale sur tous les continents « contribuent pour une bonne part à la déstabilisation et à la destruction d’autres États » « en produisant et en vendant en masse les armes qui alimentent les guerres les plus meurtrières ».
Ne trouvez-vous pas que ces informations associées au désir d’un autre type de sentiment et de regard sur l’altérité, pourraient stimuler la curiosité et la confiance en lieu et place de la phobie, du rejet et du rétrécissement des cœurs comme des esprits - les deux allant souvent de pair ?
Dans son introduction à la féministe, altermondialiste et sorcière (!) Starhawk, Isabelle Stengers***** trace quelques pistes enthousiasmantes dans ce sens :
Ne pouvons-nous pas :
Aspirer à « un monde, comme le proposent les zapatistes, où une multiplicité de mondes puissent coexister (…) avec la fertilité propre aux zones de rencontre et d’échange » ?
Nous embarquer et nous aventurer dans un « enchevêtrement polyphonique d’interdépendances génératives, d’interdépendances, dont chaque être est partie prenante et agissante, capable d’agir, grâce aux autres, avec les autres, au risque des autres » ?
Transformer les oppositions en contrastes susceptibles de faire penser, d’activer l’imagination, c’est-à-dire » encore une fois « de susciter des zones de rencontres fertiles » ?
Ne pourrions-nous pas désirer ardemment à nous exercer à « un monde de coexistence » ?
Serait-ce l’élan d’un petit lapin ? Aquarelle sur papier 50/70 cm 2023
Ce monde pluriel est celui qui nous a permis de naître.
Il est celui qui nous permet d’exister aujourd’hui.
Il sera encore, si nos récits et nos sentences ne le condamnent pas, celui qui nous permettra de vivre demain.
Soutenir cette pluralité vivante, par notre parole, par notre expression créatrice d’intelligence, de désir sensible, d’affirmation et d’engagement, enfin par nos actes, n’est-ce pas cela l’esprit de Noël ?
Ne pourrions-nous pas en parsemer de sa magie tous les jours de l’année ?
C’est ce que je vous souhaite, ce que je nous souhaite, pour 2024.
* On ne peut pas accueillir toute la misère du monde, Pierre Tevanian et Jean-Charles Stevens, Ed. Anamosa.
**À ce jour, 22 décembre 2023, où cette lettre vous est envoyée, plus de 11000 personnes ont signé l’appel Ne promulguez pas la loi immigration ! On peut les rejoindre à cette adresse :
https://www.humanite.fr/politique/loi-immigration-darmanin/appel-monsieur-le-president-ne-promulguez-pas-la-loi-immigration
***Titre d’un article de Axel Nodinot, l’Humanité, jeudi 21 décembre 2023
****Formule de l’anthropologue Emmanuel Terray.
*****Quel monde voulons-nous ? Starhawk. Prologue Magie et résurgence, par Isabelle Stengers. Ed. Cambourakis.