Déambulation dans la puissance du sensible
Il existe parfois une étrange coïncidence entre le manque et la plénitude.
Je ne pense pas aux terribles manques devant lesquels nos poumons semblent s’atrophier mais à ceux, plus légers et presque imperceptibles qui, nous effleurant, peuvent nous tenir un temps compagnie.
Par exemple, lorsqu’on découvre un endroit paisible mais dénué des repères qui participent à notre équilibre habituel. Autrefois, dans quelques vagabondages de jeune auto-stoppeur, je me retrouvais régulièrement au bord d’une route départementale à la circulation presque inexistante. En pleine campagne.
Si la chance était à mes côtés, des arbustes m’offraient un repas de mûres. J’étais dans un état de vacance, une légère insécurité, une vacuité flottante. Je me repérais à la route, la place du soleil et ma montre. Je me reposais vaguement sur les informations glanées dans la conversation avec les généreux automobilistes qui m’avaient déposé là. J’étais loin de toute habitation. Et dans cette campagne française à la fois ouverte et rassurante, je percevais la possibilité d’un territoire sans carte.
Des années plus tard, il nous est arrivé avec Béatrice, mon amoureuse, de nous perdre avec bonheur dans ce genre de territoires du silence, ces terras incognitas de nous seuls. Partageant le goût des itinéraires non tracés, nous en avons toujours gardé une saveur particulière, comme si le manque de repères et l’absence de choix (nous n’avions pas voulu arriver là) nous amenaient à devenir plus présents, dans une attention sensible, à la fois légère et pleine, comme si ces légers manques nous rapprochaient de notre vulnérabilité aussi.
Cette vulnérabilité nécessaire à la vie.
L’envol bleu
Dans L’heure bleue de Laure Adler, l’historien de l’art Georges Didi Huberman parlait ainsi de la vulnérabilité : « Il y a une formule de Nietzsche qui me frappe toujours et que Deleuze ne cesse de commenter. C’est la puissance d’être affecté. C’est un paradoxe. Normalement, quelqu’un de puissant, c’est quelqu’un qui n’a peur de rien et qui n’est affecté par rien. C’est exactement le contraire que dit Nietzsche. Être affecté, c’est une puissance. Peut-être pas un pouvoir. Il faut faire la différence : vous êtes ému, vous n’avez pas beaucoup de pouvoir, mais vous avez la puissance de votre émotion. »
Ce paradoxe, cette puissance du sensible, m’amène à un autre souvenir, plus récent : la dernière fois qu’un dentiste m’a soulagé d’une douleur. Il a dû pour cela m’extraire une molaire. J’ai très respectueusement remercié les anesthésiants… Mais quelques minutes après, je tremblais encore de cette intervention, physiquement et affectivement. J’étais à la fois secoué par la brutalité radicale du geste médical et touché par l’humanité qu’il y a à désirer soigner ses contemporains. J’étais aussi soulagé et apaisé, je vivais en effet ce tremblement comme une puissance, un retour à la vie large et souriante, un regain de vitalité.
J’ai alors rejoint Béatrice. Elle m’attendait au café des footballeurs, un bistrot à l’ambiance familiale, et prenait des notes en lisant Mona Chollet. J’ai savouré l’alchimie née des pensées mêlées de Béa et de Mona. Ces pensées explicitaient la difficulté de dire le besoin d’intimité avec soi. Difficultés qui nécessiteraient bien davantage qu’une lettre à nouvelles. Je ne relèverai pas ce défi aujourd’hui mais l’état de particulière vulnérabilité dans lequel je me trouvais me rendait d’autant plus perméable à cet échange sensible : coincé entre le baby-foot et une vieille machine électrique négligemment posée sur une table, curieusement, l’espace s’élargissait.
C’est dans cet état particulier que nous sommes allés déambuler dans l’exposition Répétition au Centre Pompidou Metz. La peinture sur bâche libre de Jean-Pierre Pincemin et la grande « écriture rose » de Simon Hantaï nous ont réjouis. Une esquisse d’hommage au carré de Josef Albers, aussi.
Puis nous nous sommes assis. Après le deuil de ma dent, j’avais besoin de repos. Béatrice lisait le texte de l’installation murale de Mary Kelly, un long témoignage rempli d’humanité. Longtemps, nous sommes restés sur le banc que la commissaire avait eu le bon goût d’installer là, devant une toile épurée d’Agnès Martin : du blanc traversé de lignes horizontales et parallèles, tracées à la règle.
Comme je le disais à Béatrice, quelque chose me manque souvent devant ce type de travail, je reste sur ma faim. Il me manque aussi quelque chose devant les pièces qui m’ont particulièrement touché, mais ici, ce manque m’était stérile.
Une forme de méditation est alors venue à ma rencontre. Le faux monochrome blanc était opaque ou translucide selon la zone du tableau, et dans le flottement de ma rêverie contemplative, il en résultait presque un paysage, une allusion à de très douces montagnes se succédant, comme on peut en trouver dans la perspective aérienne de certains lavis d’Extrême-Orient.
La relation de cette part organique, relâchée et sans maîtrise, avec les lignes du crayon de papier et les espaces réguliers qui les séparaient, voilà ce qui venait palier à mon manque, voilà qui me comblait presque, me nourrissait.
J’avais le sentiment qu’Agnès Martin n’avait pas seulement réalisé une œuvre minimaliste ou post minimaliste mais qu’elle avait vraiment tenté, essayé de dire, d’énoncer une parole sensible et cette parole de lignes et de blancs me parlait, elle trouvait écho en moi, d’autant qu’elle affirmait ce caractère de travail en cours, de recherche sans trop de surplomb.
J’aime prendre l’art tout entier comme une recherche en cours.
Je crois que pour moi, toute œuvre est un essai. Percevoir ce lien entre essai et œuvre dans une même pièce me paraît stimulant. Dans les quatre hommages au carré exposés ce jour là, c’est l’esquisse qui m’a parlé avec le plus de vitalité. Puis, dans une autre visite, ce sont les trois hommages achevés qui m’ont happé.
Chaque artiste « essaie ». Et pas seulement depuis la modernité. Même si, bien-sûr, celle-ci l’a revendiqué.
Ce désir de ne pas dissimuler cette dimension de chantier en cours nous permet de ressentir une connivence plus profonde, même lorsque le résultat plastique ou la démarche ne nous emporte pas complètement, même lorsque nous ressentons un manque.
Lorsque l’essai est reconnu comme tel, ce manque ouvre un espace. Peut-être offre-t-il du jeu. Peut-être permet-il le mouvement, la respiration.
C’est le jeu offert par l’autre. L’autre autre et l’autre en nous.
Alors, comme dans le bistrot familial du FC Metz avec deux amoureux blottis entre une machine abandonnée et un baby-foot, l’espace grandit, il s’ouvre, il se déploie. Comme un jour de printemps.
*
Froid lumineux
Fleurs à foison
Le bruit du vent
Les conversations des mésanges
Un ciel traversée de nuages atlantiques
Voici le jour.
Un jour de printemps
Quelque part dans le nord-est