Et si décortiquer notre échelle de valeurs pouvait nous permettre d’agir pour l’intelligence du vivre-ensemble, pour cette incroyable biodiversité, là où nous nous trouvons, dès maintenant ?
Jamais le peuple des rats musqués, jamais celui des belettes, des grues cendrées ou des truites arc-en-ciel n’ont dévasté cette planète comme nous l’avons fait. Pourtant nous nous accrochons à nos vaccins à messager ARN, nos EPR, nos micro-ordinateurs de poche, nos satellites et notre intelligence artificielle comme à autant de preuves du caractère supérieur de notre espèce.
Permettez moi de grossir le trait :
Au sein de la secte des dirigeants on ne trouve qu’une maigre poignée d’individus ayant fait ou faisant encore autre chose que jouir, user et abuser du pouvoir, aveuglement. Mais, ici aussi, nous continuons à répéter en cœur, tel des hallucinés, que rien ne peut se faire sans eux. Allant même jusqu’à nous exalter devant la énième star étalant sa fortune.
Pour le dire autrement, c’est un peu comme si nous étions une douzaine autour d’un gâteau, que l’un ou l’une d’entre nous s’en découpait une part énorme et que les autres restaient bouche bée devant l’audace, l’intelligence, la performance et l’efficacité qu’ils croient voir dans ce geste. Cet acte qu’ils adoreraient reproduire mais qui leur échappe, tout à batailler qu’ils sont pour se saisir des plus gros paquets de miettes subsistantes. Pendant que d’autres cherchent à les partager avec un peu plus d’équité.
Nous ne cessons ainsi de valoriser cette minorité à l’intelligence affective plus qu’indigente pour dévaloriser celles et ceux qui, chaque jour ou chaque nuit, déploient des ressources d’attention, d’entraide, d’écoute et d’empathie les unes et les uns avec les autres, humains ou non-humains, rats musqués, champignons, belettes, grues cendrées, pâquerettes, truites arc-en-ciel, touffe d’herbe, rochers moussus, ruisseaux, forêts, plaines, montagnes et océans.
Amour
Aquarelle sur papier 21/14,8 cm, Janvier 2025
En somme, nous passons sous silence ce qui tient le monde depuis qu’il est monde.
Sporadiquement, il nous arrive de reconnaître du bout des lèvres l’incroyable richesse cultivée à chaque instant par tant de mères, d’enfants, de pères, de soignants et de jardiniers en toutes sortes.
Mais si timidement, si faiblement et si pauvrement.
La plupart du temps nous préférons nous extasier devant quelques imbéciles, pervers au point de trouver leur jouissance dans le piétinement et le saccage de cette merveilleuse délicatesse.
La possibilité de soumettre l’autre à notre profit nous a fait croire que c’était là le bonheur : transformer nos prochains en moins que nous. Se transformer en plus qu’eux.
Et accessoirement en faire des serviteurs - qu’ils soient sous nos yeux ou qu’on les délocalise. Pour profiter de leurs services matériels mais plus encore pour jouir du sentiment de domination. Dominer son prochain, dominer le peuple voisin, dominer l’espèce voisine, dominer la planète. S’il le faut (ou si on y trouve encore plus de plaisir) par la violence, physique et psychologique.
Et chacun a cru à ce jeu. Les perdants comme les gagnants.
À vrai dire, chacun y a plus ou moins cru. Sans cela nous ne serions plus là pour en parler.
Mais nombre d’entre nous le soutiennent. Par leurs modes de vie et par toutes sortes de théories. Des plus fumeuses et des plus grossières aux plus malines.
Pour maintenir une sécurité psychologique, une identité, une vision du monde et une jouissance, assez misérables au fond.
Mais qui font illusion.
Que faire devant l’ampleur de ce fourvoiement ?
Que faire lorsque ce qui est devenu une religion dominante édicte son dogme sur les écrans, les chaînes de radio et de télévision, les magazines et journaux, les cours d’écoles et les salles de cours, les bureaux, les usines et les fermes, les sénats et les think tanks ?
Que faire sinon reconnaître le sérieux problème de notre échelle de valeur ?
N’est-il pas nécessaire de nous attabler autour de ce travail de déconstruction ?
N’est-ce pas là un puissant levier d’action ?
Ne pouvons-nous reconnaître ce qui cause tant de souffrance, de destruction, de mort et d’anéantissement dans nos civilisations auto-déclamées ?
Ne pouvons-nous remettre tout à plat pour reconnaître la profonde dignité et la ressource essentielle qu’on rencontre chez la dame ou le monsieur qui nettoie le bureau, l’homme ou la femme qui prend soin d’une personne âgée en détresse ou d’un enfant en désarroi, celle ou celui qui cherche à trouver la meilleure entente entre légumes, arbres et fleurs dans son potager, celle ou celui qui cultive l’amour et la libre créativité en elle, en lui et auprès d’autres humains ?
Matinée dans le steppe
Aquarelle sur papier 21/14,8 cm, Janvier 2025
Ne pouvons-nous nous lever chaque matin, et ceci dès demain, avec cette noble, joyeuse et secret mission de remettre les choses à leur place à chaque fois qu’on le peut ?
Ne peut-on, en toute situation, garder cette exigence interne, cette colonne vertébrale, pour désobéir au dogme du plus fort et du plus misérable en cœur, calmement ou avec colère mais avec la plus belle des dignités ?
Ne peut-on partir au travail, en réunion de famille, en assemblée de quartier ou ailleurs avec cette intention faite à la fois de résistance à la secte du plus fort et d’invitation à mener nos existences selon d’autres repères - aux échelles locales et globales ?
Sans prétendre qu’il s’agit là d’une chose facile, voilà, je trouve, une perspective à la portée de toutes et de tous.
Déterminons-nous.
Il ne s’agit pas nécessairement de claquer les portes. Ni de s’y refuser d’ailleurs. Certaines situations n’offrent pas de meilleure alternative tant l’addiction névrotique au pouvoir est prégnante et gratifiée.
Mais on peut trouver beaucoup d’autres occasions, des portes légèrement entrouvertes sur le doute, des tiroirs de certitudes pas tout à fait bloqués, des fenêtres qui, à la surprise générale, n’explosent pas en morceaux lorsqu’on les réouvre sur le réel, des blocs de croyances qui commencent à dégeler, des ruissellements qui laissent enfin place à une pensée vive et sensible.
De nombreux peuples ont organisé leurs sociétés sur d’autres valeurs que la compétition, l’exploitation et la consommation. Ils ont su reconnaître que si nous aimons prendre soin de la vie nous sommes aussi mus par des désirs de rivalité et de toute-puissance capables des plus graves aveuglements. Ils ont alors inventé et mis en place des garde-fous - des dispositifs compliquant sérieusement la vie des individus souhaitant prendre le pouvoir - et des modes de vie privilégiant la bonne entente - entre humains et avec les non-humains.
Soulagement
Aquarelle sur papier 21/14,8 cm, Janvier 2025
Mon intention ne consiste pas à voir en ces cultures un idéal mais à garder à l’esprit, qu’ici et là, pendant des millénaires, nous sommes parvenus à vivre selon des valeurs d’entraide et de quête d’harmonie.
Je ne propose pas davantage un rejet de l’Occident ou de toutes les civilisations ayant cherché à dominer. Il y a dans la complexité de nos cultures des parts inestimables de pensées remarquables et fertiles qui auraient pu et peuvent encore déboucher sur un autre avenir que celui de l’effondrement annoncé, du chaos et du désastre.
Il existe, au sein des peuples occidentaux comme chez tous les autres peuples, un goût pour l’empathie, pour la résonance avec autrui, avec ce que nous appelons la nature et avec toute la vie, qui se traduit à chacun instant dans des gestes modestes, ambitieux ou remarquables.
Nous éprouvons une appétence, un désir et un plaisir intenses à agir pour harmoniser autant que possible les relations.
Cette disposition qui nous amène à poser des actes, à créer des œuvres matérielles ou immatérielles et à développer des connaissances, n’attend qu’à être mise en lumière et non pour prétendre que nous sommes uniquement animés par ces désirs et plaisirs de résonance. Ce n’est pas le cas.
Mais parce que nous en avons le plus grand besoin.
Nous avons besoin de prendre conscience que l’attention mutuelle est au cœur de notre survie. Et de notre vie.
C’est là, dans cette reconnaissance, que des changements fondamentaux peuvent advenir.
Osons l’affirmer.
Dansons
Aquarelle sur papier 21/14,8 cm, Janvier 2025
C’est ce que je nous souhaite pour 2025, nous les humains, belettes, touffes d’herbes, grues cendrées, truites arc-en-ciel, ruisseau, galets dans le ruisseau, balsamines de l’Himalaya, arbousiers, inocybes à spores étoilées, vers de feu barbus, eulalies, grands bénitiers gaufrés, pieuvres mimétiques, grenouilles paradoxales, tortues des bois, gazelles dama, nous toutes et tous, colocataires de la même et unique planète, habitants considérablement trop nombreux pour être toutes et tous nommés ici.
*
Sous un ciel d’hiver
la brume, lentement,
Laisse place à une lumière
inattendue.
Quelque part
Au bord de l’Occident
*
Notes en forme de bonus zoologique et botanique :
L’extraordinaire variété des habitantes et habitants de notre planète dépasse de loin nos capacités de mémorisation. De temps à autre, j’ouvre un de ces gros albums d’histoire naturelle pour me plonger dans l’inventivité de leurs formes, couleurs et modes d’existence. La puissance poétique qu’on y trouve dépasse également de loin celle de nos poètes de cour. Les noms que nous leur avons trouvés ne sont pas mal non plus.
L’inocybe à spores étoilées est un petit champignon eurasien à chapeau brun. Il existe aussi le rare inocybe de patouillard au chapeau qui vire au rouge quand on le touche, ou le délicat inocybe gris-lilas des forêts de hêtres…
L’eulalie est un ver qui aime bien les rochers et le varech, ce qui ne dit rien, bien-entendu, sur les goûts des personnes dotées de ce prénom.
Celle où celui qui a donné son nom au ver de feu barbu s’est sûrement bien amusé, d’autant que cet animal « de feu » vit dans l’eau. Précisément, dans l’Atlantique tropical.
Le nom du grand bénitier gaufré m’a bien fait rire aussi. Ce mollusque bivalve a le don de se nourrir par photosynthèse !
La pieuvre mimétique, non contente de sa capacité à changer de couleur comme de nombreuses pieuvres, est également capable de se déguiser pour ressembler à d’autres animaux marins comme les éponges, les coraux et les méduses.
Le têtard de la grenouille paradoxale est quatre fois plus long que l’adulte, d’où son nom.
Chez la tortue des bois, mâles et femelles se livrent à une élégante danse en guise de parade nuptiale.
Quant à la gazelle Dama, elle nous donne bien le bonjour depuis le Sahara.