Les idées convenues permettent d’être avancées sans avoir à les défendre. C’est leur merveilleux avantage. Pour persuader « les autres » qu’on a raison, rien de tel qu’une croyance partagée - ou prétendument partagée. Une présumée évidence.
Si un autre monde est possible, d’autres récits pour le faire advenir sont nécessaires.
Lorsque l’histoire ne témoigne que de domination, de mépris, de mensonges, de guerres et de cruauté on éprouve légitimement quelques difficultés à espérer que notre espèce va bientôt bifurquer vers des relations harmonieuses permettant, entre autres, de relever les considérables défis écologiques et sociaux.
Notre confiance a besoin de s’appuyer sur des faits, des caractéristiques qui témoignent de notre empathie, de notre attention sensible à nos relations dans leurs dimensions intimes et collectives.
Or, c’est assez compréhensible, toute personne profitant d’un système donné a tendance à cacher les alternatives. Il est assez rare par exemple qu’un patron réunisse ses employés pour leur proposer de transformer l’entreprise en SCOP (Société coopérative et participative). Il aura tendance à considérer que cette formule est utopique ou carrément suicidaire. Assez rare aussi qu’un élu propose à ses administrés de passer à la démocratie directe.
Pourtant, il y a des gens qui la pratiquent ou qui l’ont pratiquée.
De l’origine et de la possibilité de la démocratie
Je voudrais prendre un exemple très éloigné dans le temps, celui des premières cités d’Asie. Il m’a été donné par nos amis David Graeber et David Wengrow, qui nous ont déjà accompagnés dans cette lettre. Ils expliquent combien il nous est difficile de concevoir l’égalitarisme autrement que dans des petits groupes. On veut bien croire que certaines exceptions l’ont permise (des peuples vivant au sein de modestes tribus) mais rien de plus.
« Avec le temps et sur la base des témoignages archéologiques disponibles, la grande majorité des spécialistes ont fini par admettre que la civilisation urbaine de la vallée de l’Indus n’impliquait ni prêtres-rois, ni noblesse guerrière, ni équivalent d’États »1. Pourtant, nous préférons regarder ailleurs. Nous continuons à considérer qu’aucune civilisation urbaine ne peut se passer de hiérarchie. « Quand on évoque la possibilité que des institutions démocratiques aient existé dans un passé lointain, quelque soit leur nature, les chercheurs exigent souvent des preuves irréfutables. Mais il est frappant de constater qu’ils n’ont pas du tout les mêmes exigences lorsqu’il s’agit de prouver la présence de structures de pouvoir vertical : celles-ci passent pour le système par défaut, le type d’organisation que l’on s’attend à trouver en l’absence de toute autre indice »2 . C’est étonnant, non ?
Par contre, nous acceptons « sans broncher le récit évolutionniste qui fait des régimes autoritaires un résultat en quelque sorte naturel de l’agrandissement des sociétés au-delà d’un certain seuil »3.
Ne s’agit-il pas là de ce qu’on appelle communément aujourd’hui un biais cognitif ?
Lorsqu’il s’agit de repérer ces déviations du jugement chez le commun des mortels, par exemple dans l’usage des réseaux sociaux, on n’hésite pas à alarmer l’opinion publique, à raison il me semble : « Attention, les algorithmes de Face Book risquent de vous conforter dans de monumentales illusions ! »
On oublie peut-être de préciser que ce phénomène d’ornière existe pour tout le monde, de manière puissante, même en dehors de l’internet… même en dehors de la Plèbe, même par exemple chez des historiens convaincus du caractère scientifique de leur démarche.
Nos deux David nous rappellent qu’il y a deux mille ans, dans le sud de l’Asie « il était tout à fait courant de voir les membres d’un ordre ascétique prendre des décisions par consensus (ou, par défaut, à la majorité), comme le ferait aujourd’hui des militants démocratiques européens ou latino-américains. Et ses modes de gouvernance, fondée sur un idéal égalitaire, régissait apparemment des villes entières. »4. Je crois que pour la plupart d’entre nous, l’origine de la démocratie se trouve automatiquement identifiée à la Grèce antique. Bien davantage qu’aux sanghas, ces communautés bouddhistes du Ve siècle avant notre ère, dont Siddhartha Gautama, alias, bouddha, se serait inspiré (selon des textes anciens) pour « l’importance que ces républiques accordaient à la tenue fréquentes d’assemblée publique plénières »5.
Courrons parmi les fleurs et les étoiles
Aquarelle sur papier, 21,2/14,8 cm, novembre 2024
Nous pensons majoritairement à Athènes parce que nos politologues, politiciens, historiens ou professeurs y ont fait référence, beaucoup plus qu’à la vallée de l’Indus ou aux mégasites d’Ukraine au IVème millénaire avant notre ère. Pourtant, durant huit siècles on n’y trouve aucune trace d’une classe dirigeante.6
Du chant des assemblées populaires à celui des oiseaux
Il y a quelques jours j’ai écouté la chercheuse Emmanuelle Pouydebat remettre en question quelques présupposés, quelques certitudes scientifiques, qui concernent des domaines tout différents, pour l’un l’invention de la perspective et, pour un autre, le sens du chant chez les oiseaux. Notamment cet étonnant oiseau qui crée de véritables petites merveilles d’architectures. Écoutons-la : « Je pense qu’on n’a pas inventé la perspective. La perspective n’est pas née à la Renaissance. Il y a un petit oiseau jardinier qui sait faire un trompe-l’œil. On ne sait pas encore comment il fait. On pense savoir pourquoi ». « Un mâle jardinier, quand il veut séduire une femelle, peut-être qu’il joue sur les émotions, pas seulement sur sa capacité à montrer qu’il est très fort, très performant, un bon géniteur, mais que dans la mélodie ou la construction qu’il propose, j’aime poser l’hypothèse que la femelle a un sens de l’esthétisme et qu’elle va être séduite par l’émotion que ça lui procure. C’est une hypothèse qui vaut la peine d’être testée ». « On sait qu’il y a des oiseaux qui ont énormément de plaisir à chanter sans qu’il y ait de finalité de territoire ou de femelle à séduire »8 .
Joyeuse équipée dans l’univers
Aquarelle sur papier, 21,2/14,8 cm, novembre 2024
Je ne sais pas pour vous, mais de mon côté, à chaque fois que j’ai lu ou entendu dire que les oiseaux ne chantent que pour bomber le torse, si je puis dire, j’ai ressenti une douleur, comme une cassure en moi. Jusqu’à ce que mes doutes sur cette affirmation s’étoffent un peu. Dans cet entretien, Emmanuelle Pouydebat présentait encore l’émotion de façon instrumentale - le mâle jouerait sur les émotions. Elle ajoute néanmoins quelques hypothèses de plus dans le domaine des sentiments, des sensations et des émotions de nos très nombreux colocataires. Ce type d’ouverture a tendance à me remplir de joie, de gratitude et de confiance. À l’inverse, les conceptions mécanistes ont tendance à me faire penser que, décidément, rien n’a de sens dans ce foutu monde où même pinsons, rossignols et rouges-gorges sont aussi déprimants qu’un Trump, un Bolsonaro ou un Poutine.
Sur cette terre et depuis des millénaires, l’expérience humaine s’est développée, s’enrichissant de multiples connaissances, mais il s’y balade toujours quantité d’idées convenues, véhiculées par les « opérations de communication », la propagande, la publicité et, derrière ces techniques, par le désir de prendre ou garder le pouvoir. J’imagine que nous avalons tout cru ces idées - que nous répétons à notre tour - par besoin de trouver ou maintenir une sécurité psychique, par une volonté de stabiliser le monde ou notre propre existence, et par la peur des changements trop confrontants et trop douloureux.
Nous sommes habitués à projeter sur celles et ceux que nous appelons « les animaux » nos propres système de valeurs.
Nous sommes habitués à ne voir dans l’histoire qu’une longue suite de confirmation de ces principes.
De la même façon que nous sommes habitués à ne voir dans les poètes et les artistes que des rêveurs hors-sol.
Et il semble bien qu’on cherche depuis quelques temps à nous habituer à identifier les militants écologistes aux terroristes et certains défenseurs des droits de l’homme à de furieux antisémites.
La fabrique des pensées convenues
On pouvait lire récemment, dans le Monde Diplomatique d’octobre un article de Benoît Bréville, « L’histoire Face aux manipulateurs ». L’article commençait par un phénomène étrange liée à la mémoire collective. En mai 1945, lorsque l’Institut français d’opinion publique demandait « Qu’elle est, selon vous, la nation qui a le plus contribué à la défaite de l’Allemagne ? », 57 % des personnes interrogées répondaient « l’URSS », contre seulement 20% pour « les États-Unis »10. Chacun avait à l’esprit le rôle décisif des millions de soldats soviétiques dans l’affaiblissement de l’armée nazie et l’engagement tardif des Américains dans le conflit. « Mais quand, en 2021, le même institut pose la même question, les réponses sont inversées : 60 % des sondés désignent les Américains et 25 % les soviétiques »11.
Ce renversement ne s’est pas produit tout seul. Bréville l’explique avec des exemples trop nombreux pour que je puisse les rapporter ici. C’est sa synthèse qui m’intéresse particulièrement : « Que des commémorations offrent un miroir déformé du passé, seul un naïf pourrait s’en étonner. Celles-ci servent avant tout à mettre en scène un récit qui correspond aux intérêts de ceux qui les organisent. Mais la réécriture de l’histoire de la seconde guerre mondiale est bien plus vaste. Elle touche aussi les médias, les manuels scolaires, les musées et, dans certains pays, les politiques publiques »13.
« Ainsi l’histoire est-elle manipulée à foison. Elle justifie des guerres, disqualifie des adversaires, soude des identités collectives. Chacun peut l’occulter, la réécrire, la distordre, y piocher une analogie, une référence dès lors qu’elle conforte une démonstration. Dans cette bataille pour façonner le débat public autour d’un récit ajusté à leurs intérêts, ceux qui détiennent les grands moyens de communication disposent d’une arme redoutable. Parce que leur principal pouvoir consiste à cadrer l’espace et à définir le périmètre du débat, les médias s’emploient à maintenir« hors-cadre » les pages susceptibles de ternir l’image des démocraties libérales. Qui se souvient, en Occident, de la réticence des États-Unis à engager la bataille contre le nazisme? De la responsabilité de Winston Churchill dans la famine de 1943 au Bengale (trois millions de morts) ? Du massacre de centaines de milliers de communistes en Indonésie, avec l’aval de Paris et de Washington ? Du soutien appuyé des milieux libéraux à la dictature d’Augusto Pinochet ? »14.
Mais Bréville ne s’arrête pas à ces questions. Il propose une méthode : « Contrer la pensée dominante requiert toujours un double travail. Car, avant même d’exposer une vision méconnue du passé, il faut extirper les idées reçues qui obstruent notre clairvoyance. » il s’agit donc de déceler « les notions implicites, jamais examinées mais communément admises », ces notions gobées sans le savoir « en raison de leur conformité à ce qui est accepté comme vrai »15, ces notions dont on ne se méfie pas, dont on ne voit pas le caractère tout à fait subjectif tant elles sont familières.
Nous sommes tous des fabricants de récits. Que nous en soyons conscients ou non, nous ne cessons de nous raconter, de dire comment le monde va, comment il s’améliore ou comment il allait mieux « avant » et comment nous en souffrons.
Consciemment ou non, collectivement et individuellement, nous inventons ou nous répétons servilement une histoire de l’humanité, de ses épisodes les plus anciens aux plus contemporains.
Il suffit de penser à l’énormité politique que nous sommes en train de vivre en France.
Dans le même Monde Diplomatique d’octobre, Serge Halimi et Pierre Rimbert rappelaient à nos mémoires aussi endolories qu’embrouillées ce qui s’est produit ces derniers mois. « Le 7 juillet dernier, le Nouveau Front Populaire a remporté 193 sièges de député sur 577, devançant la coalition présidentielle (166 siège) et le Rassemblement National avec son allié de droite (142). Deux mois plus tard, le président de la République désignait un premier ministre, M.Michel Barnier, issu d’une formation néolibérale et conservatrice, Les Républicains, qui venait de recueillir 6,57 % des voix au premier tour et d’élire 47 députés au soir du second. Il gouverne avec l’assentiment de l’extrême droite, contre qui les grandes formations (sauf LR) s’étaient coalisées le 7 juillet, et avec le soutien parlementaire du parti présidentiel, perdant incontesté de l’élection »16.
Que s’est-il passé ? Que se passe-t-il ? Sommes-nous devenus des somnambules ? Avons-nous le cerveau confit par des médias et des gouvernants aussi étrangement complaisants à l’égard de l’extrême droite que diffamatoires à l’égard de la gauche ?
Comment en sommes-nous arrivés là ?
La stratégie semble toujours la même : déformer, tordre le réel, en un mot, mentir. C’est la préférée de M. Boloré. Qu’il soit régulièrement condamné par la justice n’est pas suffisant. C’est le prix à payer, et celui-ci est bien modeste au regard de sa fortune. Il n’est pas le seul à en user.
Pour parvenir à former un gouvernement qui bafoue à ce point la démocratie sans provoquer d’émeutes, la diffamation au rouleau-compresseur fut utile.
Nous nous sommes mis à regretter : « Comment veux-tu que le Nouveau Front Populaire parvienne à gouverner avec toutes ses mésententes ? », oubliant ce que le premier Front Populaire avait apporté comme formidable progrès social et humain malgré les mêmes discordances.
Chacun d’entre nous, docile, s’est plus ou moins soumis aux colporteurs de rumeurs. Certains en ont même rajouté, tels des coqs ou des perroquets, reprenant en cœur avec Bernard Henri Lévy que « la France Insoumise est un parti antisémite »17.
Que cette formation propose avec ses alliées cinq séries de mesures destinées à combattre le fléau de l’antisémitisme n’y change rien, « l’assaut politico-médiatique a percuté sa cible »18.
Cette alliance discrimine autant ses adversaires qu’elle adoube les siens. Prenons un dernier exemple. Le très sombre palmarès de W.Churchill est assez parlant. J’avais très vaguement retenu de lui quelques grandes et belles phrases sur l’humanité. Un manuel singulier19 paru récemment m’a appris qu’en 1911, il a pourtant dépêché des troupes pour écraser une grève des mineurs et des cheminots. Ministre de la Marine lors de la première guerre mondiale il a lancé la désastreuse offensive des Dardanelles en 1915 avec un débarquement raté, des plages transformées en charniers, environ 50 000 morts au combat et plus de 200 000 de maladie. Plus tard, laisser mourir de faim les Bengalis « de toute façon mal nourris », lui parût d’autant « moins grave » que « les Indiens se reproduisent comme des lapins ». Mais W.C. avait pensé à tout : « L’histoire me traitera bien car j’entends l’écrire »20. Ce qu’il fit.
Et nous, que faisons-nous ?
Qu’il s’agisse d’histoire, d’archéologie, d’anthropologie, de politique ou d’éthologie nous avons chacune, chacun, la possibilité de dire notre exigence de justesse. Par définition, nous ne pouvons pas être spécialistes de chacune de ces disciplines. Comme on vient de le voir, mes larges lacunes en témoignent. Mais, quelques soient nos manques, nous pouvons être vigilants aux croyances et manipulations qui sous-tendent les discours. Nous pouvons « briser la gangue des idées reçues »21. Nous pouvons nous y entraîner individuellement et collectivement, en partageant nos connaissances, en nous exerçant à repérer cette gangue et en nous entraînant encore à nous en extirper.
Alors, de plus en plus rapidement, nous repèrerons les lieux communs, les nôtres et les autres. Nous les désamorcerons pour redéployer le champs des possibles.
*
Dans la nuit étoilée
le bruit d’un animal
et celui du vent
qui a soufflé sur l’océan
les steppes et les montagnes
Nous vivons ici, sous ce ciel
sur cette vaste terre
*
À bientôt, en 2025
*
Sources :
1 Au commencement était…, Une nouvelle histoire de l’humanité, David Graeber & David Wengrow, Éd. Les liens qui Libèrent.
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Ibid.
Emmanuelle Pouydebat est directrice de recherche au CNRS et au MNHN, spécialiste de l'évolution des comportements.
9 Monde Diplomatique, N°847, Octobre 2024, Benoît Bréville, « L’histoire Face aux manipulateurs ».
10 Ibid.
11 Ibid.
12 Ibid.
13 Ibid.
14 Ibid.
15 Ibid.
16 Monde Diplomatique, N°847, Octobre 2024, Serge Halimi et Pierre Rimbert, Imputation mensongère d’antisémitisme, L’art de la diffamation politique.
17 Bernard Henri-Lévy, Le Point, 27 juin 2024 (Raphaël Enthoven disait la même chose sur Arte, 28 minutes, 24 juin 2024).
18 Monde Diplomatique, N°847, Octobre 2024, Serge Halimi et Pierre Rimbert, Imputation mensongère d’antisémitisme, L’art de la diffamation politique.
19 Manuel D’autodéfense intellectuelle, Histoire. Hors-série Le Monde diplomatique.
20 Ibid.
21 Monde Diplomatique, N°847, Octobre 2024, Benoît Bréville, « L’histoire Face aux manipulateurs ».