Points d’appui pour un autre monde
Ma lettre de Novembre dessinait le désir d’un monde qui inviterait à relier chaque prise de parole, chaque décision politique et chaque action à la sensation de la vie qui nous traverse et nous dépasse.
Je présentais ce désir comme un songe.
Si ce rêve est rarement concrétisé à l’échelle modeste d’un conseil municipal, d’une école, d’une usine ou d’une association de quartier, comment pourrait-il en être autrement à l’échelle planétaire ?
J’en trouve néanmoins des traces dans la vie réelle et j’ose émettre l’hypothèse que nous serions nombreux à mettre en acte cette espérance d’un lien fécond entre individualisme et collectivité, spiritualité et politique, intellect et sensibilité, si nous parvenions à mieux l’étudier, mieux le connaître et le cerner, si nous arrivions à en débattre et à chercher ce qui nous empêche de le réaliser, si nous en dessinions quelques dispositifs en lieu et place du paradigme de la surconsommation et de la compétition permanente qui nous abîme tant.
Pour commencer, serait-il possible d’en préciser quelques caractéristiques ? Serait-il possible de repérer quelques éléments fondateurs sur lesquels nous pourrions nous appuyer dans cette entreprise ? Peut-être cela permettrait-il de les renforcer en connaissance de cause là où ils existent déjà ? Peut-être cela inviterait-il à créer des groupes ou des courants culturels, politiques ou autres s’appuyant sur ces principes. Peut-être cela nous aiderait-il aussi à nous sentir plus en cohérence dans nos existences et à mieux les affirmer.
En ce qui me concerne, j’observe dans différents lieux ces traces, ces signes, ces désirs et ces capacités à relier nos sensibilités et nos engagements à cette profondeur qui nous appelle. Cette qualité de lien entre intellect, action et perception interne nous met dans des dispositions particulièrement fertiles. Des dispositions affectives, physiques, intellectuelles, de tout notre être, qui nous permettent de ressentir, analyser, penser et créer autrement, avec moins de confusion. Elles concernent nos existences individuelles et collectives. C’est pourquoi j’aimerais souligner à quel point certaines méthodes ou certaines caractéristiques à mon sens incontournables les favorisent. Je les inscrirai dans ce qui suit en caractère gras.
Le lieu dans lequel j’observe cela le plus souvent et le plus intensément est l’Atelier des Prés, cet espace d’expression et de ressourcement créateur que Béatrice Belot Le Deley anime à Pareid, parfois avec son époux - votre serviteur.
J’ai pu le vivre également au sein de groupes de thérapie.
Les autres lieux s’apparentent plutôt à des rendez-vous citoyens : réunions de militants, manifestations, activisme local ou autres Cafés Itinérants de la Transition*.
Je ne pourrais, dans une seule lettre, énoncer ce qui, en chacun d’eux, témoigne de ce lien en acte, ou pour le dire autrement, de cette résonance, mais je peux tenter d’esquisser ce qu’ils éveillent en moi.
Je serai très court pour présenter ce que l’expérience des groupes de thérapie m’a apporté en terme d’expression reliée à une profondeur commune. Chacun.e y étant livré à ses douleurs, ses fragilités, ses aspects les moins moralement corrects et ses contradictions, est amené à reconnaître ses limites, se remettre en cause et partager sans fard sa condition humaine. Lorsque cela se produit à plusieurs, quelque chose s’ouvre en nous. Quelque chose que nous n’oublierons pas. Cette ouverture offre la possibilité d’un autre type de communication et de relation à soi, à l’autre et au monde. Celle et celui qui a eu la chance de se laisser aller à reconnaître sa vulnérabilité en pleurant sans fin dans des bras accueillants connaît la valeur de ce type de moment. Notre perception du réel s’en trouve subtilement transformée. Vivre cela dans un cadre bienveillant et expérimenté peut aider à ancrer cette perception.
Je dirais que la reconnaissance partagée de notre vulnérabilité, non comme un catéchisme de bonne conscience mais comme expérience vécue, pourrait constituer un premier élément dans la construction du type de société auquel nous sommes nombreux à aspirer. Plus modestement mais plus concrètement, cette reconnaissance pourrait contribuer aussi au type d’organisations certainement nécessaires pour y parvenir.
En ce qui concerne l’Atelier des Prés, Béatrice et moi attachons une grande importance à l’accueil. Nous accueillons les participant.e.s, nous soignons l’atelier pour qu’il soit lui-même un lieu accueillant et nous veillons à ce caractère profondément accueillant et non-jugeant du dispositif pour que celui-ci permette à tout-un-chacun d’accueillir à son tour ce qui le traverse dans les moments d’expression créatrice avec les crayons, ciseaux, pinceaux, craies, marteaux, gouaches, acryliques, tissus, laines, fils de fer, papiers, argiles, cartons et autres matériaux, supports et outils. Comme des langues pour se parler à soi. Des langages qui peuvent aussi parler aux autres.
Nous portons nettement l’accent sur ce qui se produit dans les temps de création, plus que sur la notion de résultats esthétiques et ses inévitables comparaisons ou jugements de valeurs. Ainsi le profond besoin d’expression peut se risquer au grand jour.
À ce titre, ce qui se vit par les langages artistiques dans les temps de création, puis par les mots dans les temps de parole, ce qui se vit au travers d’expériences toutes singulières, est pour Béatrice et moi toujours particulièrement précieux. Nous avons ouvert cet atelier il y a une quinzaine d’années et depuis, nous ne pouvons que reconnaître à quel point son cadre particulier, situé ouvertement dans la lignée des ateliers d’expression créatrice analytique de Guy Lafargue*, offre ces opportunités individuelles et collectives.
L’accueil à ce qui se présente constitue donc, de mon point de vue, un autre élément fondateur.
Une dimension propre à ce type d’ateliers se tient aussi dans la possibilité d’envisager l’élargissement de nos capacités, ou plutôt dans l’observation de cet élargissement. L’espace protecteur de l’atelier permet de plonger dans notre expression, d’en sortir renouvelé et de découvrir ce à quoi nos mains donnent corps. Sentir, reconnaître et expérimenter des capacités qu’on ne se connaissait pas encore.
La sensibilité des militant.e.s que je côtoie de près ou de loin témoigne souvent d’une attention à leur propre cheminement existentiel et à la vie-même. C’est probablement une qualité qui me les rend proches, même lorsque nous échangeons pour la première fois. Je ne crois pas qu’il s’agisse uniquement d’une complicité liée à une lecture identique du monde. Encore moins d’une véritable excitation liée à la quête de pouvoir, qui semble les laisser aussi indifférents que moi.
Je perçois chez ces femmes et ces hommes le goût de la relation. Elles-ils ont le goût de l’autre.
Ré-union, Aquarelle sur papier, 50/70cm
Je ressens l’ampleur de leur empathie, la densité de leur résonance avec autrui, avec cette planète et avec sa vie.
Souvent aussi, j’entends leurs cheminements. Ce sont des personnes qui ont pu évoluer, se remettre en question, s’impliquer dans un travail sur elles-même, que ce travail soit le simple fait de leur expérience, qu’il soit passé par une exploration de leur inconscient ou par d’autres méthodes.
Pour le dire autrement, ces personnes ne réduisent généralement pas leurs identités à celles de militant.e.s. Elles se présentent spontanément comme des êtres sensibles, attachés à cette condition, c’est-à-dire accordant au fond une grande importance au fait que nous sommes avant tout des êtres qui éprouvent le désir de sens, qui ressentent des émotions, des sentiments et des sensations et qu’il s’agit d’articuler cela et de l’organiser.
Je crois que l’accord implicite qui s’installe rapidement entre nous est de cet ordre : pour nous, cette sensibilité est centrale, primordiale - cette sensibilité en partie inée en partie cultivée, qui nous pousse à accorder toute notre attention à ce qui nous relie, nous les vivants.
Sans éprouver nécessairement le besoin de le préciser et sans toujours le reconnaître - il faudra revenir sur ce point - nous partageons un imaginaire existentiel et politique. Précisons sans attendre que cette référence à l’imaginaire n’est pas pour moi réductrice à un phénomène évanescent, sans consistance. Ce qui est partagé en lui se traduit dans des perceptions physiques, émotionnelles, sentimentales et cognitives. Et ces perceptions donnent lieu à des actes, des choix de vie, des engagements.
Cet imaginaire pourrait donc constituer aussi une caractéristique à prendre en compte et à identifier comme point d’appui pour améliorer les organisations dans lesquelles nous sommes impliqués ou pour en élaborer d’autres.
Une sensibilité à soi, à l’autre humain, au proche, au lointain, au voisin, à l’étranger, au chat dans cette rue, aux brebis et aux insectes dans cette prairie, à ce champ, à cet arbre, au corbeau sur cet arbre, au vent qui lui fait ployer ses branches, au ruisseau, aux galets qu’il charrie, à la lumière du jour naissant.
De cette sensibilité découle une manière de vivre qui tient compte du monde. Une façon de vivre - aimer, penser, agir - tournée vers la recherche de dignité, d’épanouissement et d’harmonie.
Un autre point important : nous n’avons pas besoin de l’artifice des hiérarchies pour éprouver la joie de prendre notre place. La joie pleine est là lorsque, dans nos singularités, nous parvenons à nous exprimer avec autrui et que cet.t.e autre ou ces autres nous le permettent. Et en tirent du profit - du plaisir, de la connaissance, de la compréhension, de la confiance, de l’élan, etc.
Ce n’est plus « l’autre ou moi », au sens de « prendre la première place ». Il y a suffisamment d’espace pour toutes et tous sur notre terre. L’idée même de première place est souvent dénuée de sens, porteuse de confusion et profondément illusoire. S’il subsiste cette formule de « l’autre ou moi », c’est en termes temporels : l’autre parle, c’est son moment de parole. C’est mon moment d’écoute. Je l’écoute. Ensuite seulement, c’est à moi de parler, l’autre m’écoute. Ce principe, qu’on retrouve dans certains groupes de parole ou encore dans les temps de parole que nous pratiquons à l’Atelier des Prés, ouvre un espace de co-stimulation des singularités créatrices.
J’exerce pleinement mon pouvoir, ma puissance vitale, au moment où je m’exprime. À un autre moment, je reçois, avec bonheur ou au-moins intérêt, l’expression d’autrui dans sa vitalité singulière.
Il peut donc se jouer entre nous des luttes de pouvoir pour dire « c’est mon moment ». Nous pouvons facilement aller jusqu’à nous considérer momentanément comme des adversaires, mais ces luttes n’ont un caractère destructeur que lorsqu’elles sont refoulées au nom de la morale. Lorsqu’elles sont reconnues consciemment comme des ressorts qui nous animent, elles ne visent plus l’élimination de l’autre ou sa domination ad vitam aeternam. Elles ne visent pas un état figé dans lequel s’établirait une hiérarchie inaliénable. Reconnaître l’existence et la force de ces luttes de pouvoir nous en libère. Nous en devenons un peu moins dépendants. Nous obtenons un peu de distance avec ce qui nous pousse à revendiquer notre valeur. Précisément, nous la revendiquons moins en terme de supériorité que de participationet de complémentarité.
Ainsi, tout en partageant l’exigeante utopie de l’anarchie dans son sens le plus heureux - non pas chaos comme on l’entend souvent mais partage horizontale des puissances de chacune et chacun - nous pouvons d’ors et déjà la réaliser à l’échelle modeste d’une après-midi ou d’une soirée, au sein d’un petit groupe, par exemple.
Après cette déambulation au travers de mon expérience de l’engagement citoyen, des groupes de thérapie et de notre atelier d’expression et de ressourcement créateur, je me retrouve les bras chargés d’une récolte de principes qui pourraient nous aider à nous organiser et qui se présentent maintenant sous mes yeux à la manière d’un poème :
« La reconnaissance partagée de notre vulnérabilité,
la capacité à se remettre en cause et à reconnaître nos limites du moment,
la capacité à envisager l’élargissement de certaines de nos limites,
l’accueil à ce qui se présente, à ce que nous devenons capables de créer, de faire, d’inventer, lorsque nous suivons ce qui s’exprime en nous,
La sensibilité, l’attention à ce que nos sentiments, nos émotions, nos sensations et nos pensées nous disent,
la connaissance de ce que signifie véritablement écouter,
l’imaginaire partagé du vivre ensemble, sa prise en compte et sa mise en action,
les manières de vivre qui tiennent compte du monde vivant,
la connaissance et la prise en compte des inévitables luttes de pouvoir,
la valeur accordée aux notions de participation et de complémentarité
et la co-stimulation des singularités créatrices qu’elle engendre.
Serait-ce un rêve
de nous associer de cette façon ? »
La charte du Verstohlen*** évoquée le mois dernier, se donne pour objet « d’inspirer tous ceux qui ont besoin de réarmer leurs désirs, de partager des méthodes de conception et de déploiement et d’arpenter ensemble les chemins de la « vie bonne ». Car nous sommes des hommes dont l’humanisme est fragile ; et chacun d’entre nous tisse dans la matière de sa vie, des façons de se lier à des collectifs, plus régulateurs, tout en assumant un principe d’individuation, digne de ce nom (…). »
Il faudrait définir ce que nous entendons par la « vie bonne », c’est une question à part entière, qui mérite notre intérêt et notre investissement. Mais j’apprécie particulièrement la générosité de ce manifeste. Comme vous l’aurez perçu aussi, l’articulation collectif - individuation me paraît essentielle.
Nous pouvons associer ces principes et valeurs dans des dispositifs collectifs efficaces et stimulants.
Précisons que si j’ai tenté d’établir cet inventaire, c’est non pour proposer un code de conduite, une morale à appliquer coûte que coûte - ce qui me paraîtrait stérile - mais plutôt pour préciser, pour dire un tant soit peu clairement ce qui nous réunit déjà, ce qui constitue déjà notre force, pour mieux prendre conscience de la qualité de notre vision et du travail en cours. Comme je l’ai mentionné plus haut, nous ne mettons pas toujours des mots sur ce qui nous anime. Or, reconnaître nos caractéristiques et nos qualités, qu’elles soient individuelles ou collectives, est je crois nécessaire pour mettre en œuvre l’espérance qui nous réunit. Pour mieux la mettre en acte.
Cette énumération est née d’une expérience et d’une analyse subjective, elle est ouverte, incomplète et nécessite bien des précisions. Il lui manque notamment votre expérience, votre analyse, vos suggestions, vos questions… N’hésitez pas à m’en faire part par courriel. Je les lis avec intérêt et souvent gratitude. Ils pourraient devenir le début de quelque chose…
Qu’en pensez-vous ?
* Le Café Itinérant de la Transition est un dispositif de rencontre et d’échange autour de la transition écologique et solidaire initié et organisé en Meuse, par quatre personnes : Cathy, Christine, Hoàng et moi
* *Guy Lafargue est à l’origine des ateliers d’expression créatrice analytique de l’art cru.
***Ce qui ne peut être volé, charte du Verstohlen, Cynthia Fleury & Antoine Fenoglio, Tracts Gallimard, Grand format.