Que sera 2024 ?

De la plainte à l’attention partagée 

L’élan du monde
7 min ⋅ 03/01/2024

Nous vivons une époque traversée par deux courants contradictoires.

Le premier, que la majorité des dirigeants se refuse à abandonner malgré les crises humanitaires et écologiques, et malgré les analyses du GIEC, pour ne citer que celles-ci. On peut l’appeler l’idéologie du profit, au sens de profiter de l’autre, profiter du vivant, le dominer.

Et le second, qu’on peut qualifier de relationnel, dont les valeurs sont partagées par la majorité mais qui reste paradoxalement minoritaire, parce que peu d’entre nous croient qu’on peut faire véritablement société autour de valeurs relationnelles comme l’écoute, l’attention et l’empathie.

C’est singulier mais il s’agit bien, je crois, de notre situation.


Imaginons qu’un institut honnête sonde la population mondiale pour savoir si nous préférons :

Option 1 : des relations sous le signe de la dominance, du pouvoir sur l’autre, de la rivalité permanente, du jugement et de la méfiance.

Option 2 : des relations favorisant la confiance mutuelle, la douceur, la possibilité de se stimuler les uns les autres et s’entraider, la reconnaissance partagée et la non-dominance.

Est-ce que la plupart des humains ne pencheraient pas franchement vers la deuxième option ?

C’est ce que je crois. 

Il me semble que la plupart des homo sapiens-sapiens préfèrent largement avoir des rapports avec leurs proches et moins proches qui soient cordiaux, amicaux, pacifiques, dans lesquels on puisse se faire confiance, se sourire, s’offrir des moments de rire ou de confidences.

Nous nous y prenons avec un mélange détonnant de maladresse et d’habileté, d’inconscience et de lucidité, de croyances erronées et de connaissances mais il semble important pour nous de chercher à développer entre nous, et si possible avec le monde, une entente douce et heureuse.


Pourtant, quand il s’agit des affaires de ce monde, beaucoup d’entre nous changent complètement de principes. Comme si nous étions coupés en deux, clivés, bipolaires ou schizophrènes, il semble que le travail, l’économie, la politique, font partie des affaires sérieuses et doivent à ce titre reposer sur d’autres valeurs, celles-là même que nous considérons comme néfastes, généralement. Ces domaines semblent leur donner une aura de respectabilité.


En réalité la relation affective et son intelligence nous sont essentielles, mais les névroses, même collectives, ne s’arrêtent pas à ce genre de détail.

C’est ainsi, je crois, qu’à force de laisser faire ou même à force de servir avec force et docilité le modèle de la course permanente, ou pour le nommer autrement, celui du veau d’or de la hiérarchie, nous nous retrouvons en décalage constant entre l’hypnose du veau et ce dont nous avons vraiment besoin.

Ce goût pour la course permanente, l’ultralibéralisme s’en est saisi avec tant de zèle qu’un danger (parmi d’autres) s’est immiscé un peu partout : le ressentiment.


En effet, le monde ne tourne pas du tout comme on le souhaiterait.

Quand seuls les plus pauvres payaient la facture, notamment dans les pays du tiers-monde, les moins pauvres et les riches pouvaient se bricoler une bonne conscience en occultant cette réalité. Nous pouvions nous dire que le monde est imparfait mais, qu’avec le progrès, les choses allaient peut-être s’arranger.

Maintenant que même les cadres ayant planifié des plans de délocalisation voient leurs propres postes  délocalisés, maintenant qu’il est possible d’apprendre son licenciement par texto et maintenant que les sécheresses et les inondations ne tuent plus seulement dans des régions bien localisées, de préférence loin de chez nous, un sentiment s’insinue et s’impose de plus en plus : d’innommables salopards, ceux-là même devant lesquels nous avons appris à courber l’échine, sont en train de créer un enfer, duquel ils pensent pouvoir se protéger par leurs méthodes habituelles - le pouvoir de l’argent et des technologies, la manipulation, la force armée - et dans lequel, inexorablement, nous glissons tous.


Un immense ressentiment, comme une lave épaisse qui coulerait dans nos veines.


Reconnaître notre profond désaccord, exprimer notre indignation, rechercher et proposer individuellement et collectivement des alternatives, permet, je crois, de retrouver une meilleure circulation, la liberté de mouvement et une certaine confiance en la vie.

Profondeur et légèreté        Aquarelle sur papier, 50/70 cm, 2023Profondeur et légèreté Aquarelle sur papier, 50/70 cm, 2023
 


Pour y voir plus clair dans ce ressentiment, j’aimerais vous faire part d’une lecture et d’une écoute, celle d’un épisode du bien nommé Dialogues* où Fabrice Midal recevait Cynthia Fleury au sujet de son livre Ci-gît l'amer ; guérir du ressentiment**. Émission bien nommée, parce qu’en effet, c’est par la conversation qu’une pensée nous y est offerte. C’est pourquoi j’ai choisi de ne pas toujours préciser qui dit quoi. Pour garder un peu de cette fluidité. Je vous en livre quelques extraits, recomposés.


Un certain état du capitalisme - une certaine violence sociale - nous pousse du côté du ressentiment et nous empêche d’élaborer ce qui pourrait nous en libérer.


Selon Cinthya Fleury, le ressentiment est un auto-empoisonnement, une mauvaise analyse, une illusion d’optique, un défaut de discernement, un piège. Plutôt que se nourrir de relations fertiles, on se replie sur soi, dans le rance et la détestation, la désignation d’un bouc émissaire et sa détestation. On s’enferme dans la souffrance, la frustration, la plainte infinie, l’aigreur.


En effet, dans ce ressentiment, le risque de se tromper d’adversaire est grand. De surcroît, les réalités humaines sont souvent complexes. Si le mal pouvait être localisé hors de nous, sans contamination possible avec nos propres psychismes, l’affaire ne serait déjà pas facile, mais on se trouve dans une toute autre situation. Agnès Vandevelde-Rougale *** rappelle, que depuis plusieurs décennies, la logique gestionnaire et marchande est intériorisée par les individus. Or, cette intériorisation limite, voire empêche son questionnement.

Par ailleurs, la satisfaction qu’on peut tirer du processus démocratique - le plaisir et le défi de s’écouter, d’être attentifs les uns aux autres, d’être attentifs à la vie sous toutes ses formes, de se comprendre et découvrir des envies communes - nécessite du temps. C’est ce qu’indiquait Josep Borrell, haut représentant de l’Union européenne : les sociétés démocratiques reposent sur le doute, l’interrogation, la délibération, et la remise en question. D’où, on le comprend, la fragilisation des démocraties en période ultralibérale, où certains prétendus experts rêvent de pouvoir mesurer chaque geste selon son degré de performance.


Cette culture de l’attention, certains ont de bonne foi cru la voir dans les nouveaux médias.

C’est connu, André Malraux était convaincu que la télévision allait permettre à chaque enfant, chaque femme, chaque homme d’accéder, quelques soient leurs conditions sociales, aux plus belles œuvres du monde, aux plus profondes expressions artistiques, à une véritable émancipation culturelle, à un regard plus profond, une écoute vivifiée. Les dimensions existentielles, sociales et spirituelles allaient s’en trouver métamorphosées. Nous allions nous saisir de cette nouvelle technologie, comme d’un outil de développement personnel et collectif.

 

Il aura fallu peu de temps à la droite décomplexée pour glisser de cette conception à celle du temps de cerveau disponible pour la publicité et la manipulation de masse. C’est-à-dire, au fond, au vol de l’attention.


Cynthia Fleury explique que tous les travaux sur l’écologie de l’attention montrent que la première denrée que cherche à attraper le capitalisme, c’est précisément cette attention. Mon attention, la vôtre, la nôtre.

Comme l’attention est volée,  nous n’avons plus de possibilité pour faire ce travail nécessaire qui nous libérerait du ressentiment. Il y a une espèce de captation.

Il nous faut donc apprendre à nous défendre, d’abord psychiquement, parce que nous sommes notre première ressource.

Apprendre à nous défendre psychiquement de cette violence que nous subissons tous, la violence du capitalisme extrême de notre temps. C’est quelque chose de très peu pensé. D’un côté on parle de conseils pour aller bien mais déconnectés de ça. De l’autre on parle d’un discours économique ou politique, mais coupé de cette dimension psychique. Des deux côtés, je trouve qu’on conduit les gens à une souffrance, une impuissance.

Ce qui est terrible, c’est que les gens perçoivent à tort que quand on dit qu’il faut réactiver les défenses psychiques c’est comme si on renonçait d’activer les défenses politiques.

Il faut s’extraire de ça et développer les deux.


Transformer Narcisse en yo-yo


Dans un autre entretien****, Fabrice Midal recevait Marie de Henezel qui expliquait que lorsque Narcisse se mire dans l’eau, il se voit comme faisant partie du tout. Ce n’est pas le reflet de son seul corps ou de son seul visage qu’il contemple mais celui de son corps dans le paysage. Il voit l’image d’une réunification avec le tout.

Mais l’idéologie du profit s’appuie sur une toute autre définition du narcissisme et en use aussi d’une toute autre façon, dans un jeu épuisant de dénarcissisation - renarcissisation.

Cinthya Fleury explique que, d’un côté, la conception capitaliste du travail nous dénarcissise - on pourrait dire qu’elle crée une pression déshumanisante de compétition - d’un autre côté toute une économie de narcissisation vient nous  restaurer par intermittence. On va se nourrir de séries. On va surfer sur le net, etc. en un mode compulsionnel qui fait son travail de sucre, de circuit de la récompense et de restauration narcissique mais qui ne dure que le temps de connexion. Dans les deux cas, nous sommes dans la réification ( le fait d’être transformé en choses) soit par le dur soit par la camisole de jouissance au sein de laquelle on a le sentiment que c’est cocooning, que c’est un peu plus doux, etc.

La psychanalyste précise : c’est terrible parce que c’est une prison extérieure, une prison à l’intérieure.

Et Fabrice Midal ajoute : c’est comme ça qu’on a construit l’impuissance.


Comment nous en sortir ? Comment retrouver notre vitalité ? Que faire ?


Au fond, cette lettre ne cesse d’esquisser des réponses et comme elle l’a déjà mentionné, probablement avons-nous besoin de lieux qui soient des repères, des lieux de rencontre, d’échange, d’élaboration et de recherche, des espaces préservés.

Dans son essai sur la façon dont la langue du management s’immisce dans notre pensée et notre sensibilité, Agnès Vandevelde-Rougale considère que préserver ou développer des espaces où l’on s’exprime autrement qu’en recourant au jargon managérial (c’est bien le moins qu’on puisse espérer) peut favoriser la diversité des manières de parler et de voir. Elle pense à des espaces qui permettent d’en rire, des espaces où on s’attache au sens plutôt qu’au respect de normes, des espaces qui proposent d’autres représentations du monde que celles formées au prisme de la gestion et du neolibéralisme, des espaces ouverts au doute et à l’indulgence, celle à laquelle le régime de concurrence effrénée ne nous habitue plus.*** Mais nous pouvons nous tourner vers des espaces beaucoup plus riches que cela. Certains existent déjà. Ce sont des lieux chaleureux qui savent préserver les conditions d’une intelligence heureuse et partagée. 


Nous avons besoin de lieux, nous avons besoin également d’outils.

Ce qui est intéressant à notre époque, estime Cinthya Fleury, c’est que les puissances de réification sont très fortes mais les outils pour déconstruire cette réification sont là, ils existent.

Ces moyens, elle les voit dans l’humilité, la reconnaissance, l’humour et la créativité.

On l’a dit plus haut, s’engager dans la dénonciation mais aussi dans la recherche, la proposition, l’expérimentation et le partage me paraissent nécessaires. S’y engager avec cette humilité, cet humour, cette créativité et cette reconnaissance. Reconnaissance de ce qui nous traverse et de ce qui nous entoure, reconnaissance de soi et de l’autre.

Il s’agit, je crois, d’affirmer plus haut, d’abord pour nous-mêmes, ensuite autour de nous, la valeur de ces précieuses qualités. Parce que nous en usons assez spontanément dans les sphères familiales, amoureuses, amicales, militantes ou associatives mais sans toujours reconnaître leur portée et leur nécessité.


Osons le répéter, nous avons aussi besoin de nous réapproprier notre attention. L’attention à ce qui se passe à l’intérieur et à l’extérieur de nous. Dans le sens d’une vigilance, d’une analyse et dans le sens contemplatif de l’ouverture. Une profonde attention permet de s’ouvrir, par exemple, à ce que l’ethnobotaniste Kat Harrisson***** appelle la grande conversation, ce qui tout autour de nous, ne cesse de communiquer. 


On voit combien nous nous éloignons ici du regard rabougri que s’attache à nous inculquer la myopie capitaliste et le ressentiment qu’il induit.


Enfin, comme le précise Isabelle Stengers, nous avons aussi besoin d’images qui nous portent au-delà du langage, de la loi, des coutumes, qui nous projettent au-delà des limites de nos vies ; là où on voit. ******

Ririons-nous de la pesanteur ?        Aquarelle sur papier, 50/70 cm, 2023Ririons-nous de la pesanteur ? Aquarelle sur papier, 50/70 cm, 2023

 En reprenant encore les paroles de la philosophe :

osons dire ce que nous voulons protéger, ce qui nous fait vivre et lutter, ce que nous honorons

et osons développer la capacités de sentir et penser grâce aux autres, au risque des autres.


*


Aurore orange à l’horizon

De quoi se sentir lumineux

tout au long du jour


*


Je ne sais pas ce que sera 2024, mais je souhaite que cette nouvelle année vous soit heureuse et stimulée par ces lieux et ces outils,

ces choses essentielles

et par d’autres lumières encore.


*


*Dialogues 26, avec Cynthia Fleury, Se libérer du ressentiment 

**Ci-gît l'amer ; guérir du ressentiment, Cynthia Fleury, Gallimard

***Mots et illusions : quand la langue du management nous gouverne, Agnès Vandevelde-Rougale, Ed. 10/18,

****Dialogues 46, avec Marie de Henezel, Notre lien à l’invisible 

***** Kat Harrisson, cité par Starhawk dans Quel monde voulons-nous ? Starhawk, Cambourakis

****** Isabelle Stengers, Prologue à Quel monde voulons-nous ? Starhawk, Cambourakis

L’élan du monde

Par Olivier Belot

Après avoir étudié aux Beaux-arts de Nancy, j’ai exposé en France, en Allemagne, en Pologne, au Luxembourg et aux États-Unis. Néanmoins, je crois être un artiste discret, qui comme beaucoup de plasticiens, use de l’art comme d’un objet transitionnel permettant de partager ponctuellement ce qui s’élabore longuement dans un certain retrait du monde. En complémentarité avec cette relative solitude, je développe avec d’autres personnes - souvent militantes et créatrices - des dispositifs de rencontre et de recherche collective autour des nécessaires transitions ou mutations écologiques et solidaires. Le Café Itinérant de la Transition, créé au sein de son collectif, dans le département de la Meuse en est une manifestation. Enfin, j’anime avec Béatrice Belot Le Deley le singulier Atelier des Prés qui ouvre chacun.e à l’expression créatrice. Cet atelier est situé dans le village de Pareid en Meuse. Écrivant autant que je dessine, le format de la lettre me permet de donner plus régulièrement des aperçus de mon travail. Instagram : _olivierbelot_

Instagram de l’Atelier des Prés : latelierdespres

Blog : https://olivierbelot.jimdofree.com/

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