Oh, la longue lettre du printemps !

Politique, art & poétique

L’élan du monde
8 min ⋅ 04/04/2023

La plaine sombre, très sombre

du noir de la nuit

vire à l’émeraude

À l’horizon un filet indigo

un bleu de Prusse clair

et voilà un ciel prune, orange et jaune d’or

C’est un jour banal qui se lève

une aurore

une merveille

**

Après la longue nuit d’hiver

une lumière blanche s’élève à l’horizon

incandescente

**

Retrouver le vivant, O.Belot, Aquarelle sur papier, 41 x 31 cmRetrouver le vivant, O.Belot, Aquarelle sur papier, 41 x 31 cm

Le 5 février dernier, lors de l’inauguration de l’institut La Boétie, Annie Ernaux enjoignait aux écrivains de « ne pas avoir peur de rejoindre le politique ».

Dès cette deuxième lettre, j’aimerais aborder un sujet qui fâche. Qui fâche ou enthousiasme, c’est selon, qui clive ou réuni, qui assomme ou réveille, qui dégoûte ou redonne confiance, qui désenchante ou réenchante : la politique. La politique dans son lien avec le poétique, le sensible, l’art et peut-être l’ensemble du vivant.

Nombre d’entre nous estiment qu’il est préférable de ne pas trop s’en mêler tant elle paraît constituée de mensonges, d’endoctrinements, de faux-semblants, de luttes de pouvoir stériles ou d’illusions, voir de dangereuses utopies.

Ça n’a pas toujours été le cas. L’Histoire est régulièrement traversée par des moments particuliers où la recherche de bonheur, de joie et d’harmonie n’est pas cloisonnée, restreinte aux cours de yoga, aux prières ou à la méditation de pleine conscience. Il existe des périodes où le poétique s’entremêle au politique, où les quêtes existentielles et spirituelles s’associent au désir de faire société.

Au tournant de 1970, dans L’An 01, Gébé avait traduit ce type d’élan singulier par la formule devenue célèbre : « on arrête tout, on réfléchit. Et c’est pas triste » (1)

Ce n’est malheureusement pas du goût de tout le monde. Quelques années plus tard, une autre formule sera énoncée par Samuel Huntington : « Le problème dans toutes les démocraties occidentales, c'est qu'il y a trop de démocratie, le peuple se prend au sérieux. Or, pour en finir avec cette attitude et pour que les dirigeants puissent diriger, il faut installer de l'apathie politique." (2)

Le climat actuel de désillusions et de résignation, ce vaste sentiment d’impuissance, n’est pas naturel, il s’orchestre, il se fabrique. Autant y être vigilant.

Néanmoins, l’espérance, le désir d’harmonie, et l’attention à notre présent comme à notre devenir peuvent tout autant se cultiver.

La précédente lettre évoquait ces deux courants majeurs de notre époque.

L’un entretenant l’idée qu’il faut laisser faire les spécialistes, experts, gouvernants et dirigeants, l’autre soutenant la possibilité fertile d’une intelligence collective."

Les manifestations de ces derniers mois en témoignent largement.

J’aime y sentir la joyeuse inventivité des slogans bariolés sur des panneaux de fortune et l’enthousiasme d’un élan populaire traversé de conversations riches et informées, ouvertes aux questions sociales, mais aussi existentielles et philosophiques. Comme si le mot d’ordre « on ne va pas refaire le monde » et son corollaire « on sait où ça mène » habituellement si ancrés dans les esprits, si prompts à rompre le rêve et la pensée et si fulgurant pour nous refaire basculer du côté sombre de la force, avaient ici disparu.

Comme une agora  réenchantée, en pleine rue, qui nous aurait extirpés de la torpeur.

Dans le mouvement, O.Belot, Aquarelle sur papier, 50 x 70 cmDans le mouvement, O.Belot, Aquarelle sur papier, 50 x 70 cm

Dans l’une de ces agoras, alors que j’étais en vadrouille sur mes terres natales de Franche-Comté, précisément le 11 janvier  à Montbéliard, je me suis réjouis des panneaux et banderoles qui m’entouraient :

Foule sentimentale avec soif d’idéal

Taxer les milliardaires, pas les grand-mères

Pas confondre « on n’a pas le choix » avec « on n’a pas le courage »

Ou encore, l’efficace tragi-comique et désormais connu Auto Boulot Caveau 

J’aimerais écrire une lettre apaisante ou réjouissante, une lettre sans tache, une jolie lettre toute propre au parfum de rose et de jasmin, mais je ne crois pas que la joie profonde se trouve en niant la douleur et ce qui la cause, en se détournant des tristes luttes de pouvoir qui blessent et atrophient nos existences.

Nous avons besoin de lumière.

Cette lumière qui éclaire tout autant la déchirante lourdeur du monde que sa beauté.

Voici donc quelques taches nauséabondes (pincez-vous le nez).

Dans le Monde diplomatique de février dernier, Nicolas Da Silva rappelait que si le système créé en 1946 donnait « aux salariés eux-mêmes, et non pas aux entreprises ou à l’État, la direction des caisses de la Sécu», depuis, « une volonté a animé les réformateurs de tout poil : reprendre ce pouvoir ». (3)

De nombreux observateurs et acteurs dénoncent ce phénomène. L’insoumis Christophe Bex le synthétise de façon assez éloquente :

« Dès la création de la Sécurité Sociale, les néo libéraux n’ont eu de cesse de l’attaquer. La bourgeoisie n’a jamais accepté cette défaite, cette prise de guerre, cette captation de la richesse au profit du monde du travail. Denis Kessler, ancien vice-président délégué du Medef, déclarait dans la revue Challenges le 4 octobre 2007 : Il s'agit aujourd'hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! ». (4)

Il n’est peut pas inutile de rappeler ici ce qu’affirmait également le milliardaire Warren Buffet : « Il y a une lutte des classes évidemment, mais c'est ma classe, la classe des riches qui mène la lutte. Et nous sommes en train de gagner. » (5)

Face aux nausées que ces attitudes peuvent provoquer, Annie Ernaux se souvient des grèves de 1995 et de son écœurement devant une certaine élite qui prétendait posséder « une compréhension rationnelle du monde », tandis que « la grande masse des gens » aurait poursuivi « ses passions, colères ou désirs.

Pierre Bourdieu dira aux cheminots en lutte dans un formidable et mémorable discours (…) dont l’écrivaine considère qu’il n’y a pas grand chose à changer en 2023 : cette opposition entre la vision à long terme de l’élite éclairée et les pulsions à courte vue, du peuple ou de ses représentants, est typique de la pensée réactionnaire de tous les temps et de tous les pays ». (6)

Une histoire de l’humanité au prisme de cette tension reste, à ma connaissance, à écrire. On y trouverait à chaque fois la même mise en scène avec une minorité qui, grâce à son pouvoir économique ou militaire, fait l’auto promotion de sa capacité à raisonner à la place des gouvernés, cette majorité qui n’en serait évidemment pas capable.

On comprend aussi, dans les mêmes pages, que si Mme Borne  prétend vouloir « sauver notre système de protection sociale », elle ne fait rien d’autre que le démanteler.

Sa politique fait exploser la dette (c’est son prix) mais facilite « la pédagogie de la réforme » : elle persuade tout un chacun de son bien-fondé.

Je ne peux m’empêcher de penser à ce que l’Europe a imposé à la Grèce en 2015, lorsque celle-ci a voulu adopter une audacieuse politique de solidarité - pourtant proche des ambitions de démocratie, solidarité et prospérité dont le projet européen se revendique.

Le programme de Syriza était moins onéreux pour l’Europe que ce que celle-ci lui imposa. (7)

Si ce n’est pour des raisons économiques, pourquoi donc le conseil européen l’a radicalement refusé ?

Le message, la pédagogie.

L’idée est toujours la même : tout organiser pour persuader les dominés « qu’un autre monde est impossible ».

Ne sommes-nous pas nombreux à avoir avalé sans précaution ce slogan ? Ne le répétons-nous pas sans que quiconque ne nous y force ?

N’était-ce pas la formule magique de tante Margareth : « ne perdez pas votre temps, ne vous fatiguez pas inutilement,  cessez de nous faire perdre le nôtre : il n’existe aucune alternative » ? (8)

Si, pour arriver à leur fin, nos dirigeants avaient besoin d’imprimer la cause qu’ils défendent sur une banderole, ne serait-ce pas tout bonnement « un autre monde est impossible »?

Mais il est autrement plus efficace de glisser une croyance sans l’argumenter, sans même la présenter, sans l’afficher, comme s’il s’agissait d’un fait naturel. Chacun l’enregistre comme une évidence. Et chacun la répète inlassablement.

Sur ma petite pancarte de manifestant, j’avais peint cette formule assez sobre : « retraite à 60 ans. Nous prendrons le temps de vivre et d’aimer la vie ».

J’avais trouvé opportun de souligner cet amour en ces temps incertains.

Aussi, lorsque, dans un cortège, des personnes m’interrogèrent à ce sujet, je me suis surpris à répondre que nos gouvernants actuels n’aiment probablement pas la vie. Ils aiment dominer, soumettre, assujettir. Mais je crois qu’ils n’ont ni le goût de la vie dans sa globalité, ni l’envie d’en prendre le temps. Je crois qu’ils préfèrent se galvaniser pour être les « premiers », dans cette course qu’ils prennent pour la vie, et savourer, autant qu’ils en sont capables, ce qu’ils connaissent de l’existence dans un entre-soi mondain.

Ceci étant, à ce stade de mon accusation, on pourrait aisément la retourner comme un gant - ma faculté à l’auto-critique s’en occupe assez spontanément :

Est-ce que l’analyse dont je fais part ne serait pas trop grossière pour être juste ? Ne serait-elle pas le fait d’un individu frustré de n’être précisément pas le premier ? Ne témoigne-t-elle pas typiquement du raisonnement des perdants, passant leurs temps à se plaindre plutôt qu’à se retrousser les manches ?

Aiment-ils d’ailleurs la vie, ces moralistes à la petite semaine ?

Gardons la tête froide devant tant d’invectives et prenons-les calmement l’une après l’autre :

Suis-je caricatural ? Je ne souhaite pas alourdir encore ce texte en rappelant les choix du capitalisme tardif et leurs sinistres conséquences sociales, culturelles et écologiques. Je suppose que nous sommes toutes et tous informés.

Suis-je frustré, serais-je un perdant ?

On peut le voir ainsi. Je pense à l’extrait d’une émission disponible sur l’internet* où face à Édouard Baer qui avouait aimer beaucoup les perdants (« je les connais de près, j’en ai souvent un dans le miroir»), l’animatrice lui demandait tout à trac « votre dernier échec remonte à …? ». Celui-ci provoquait le rire général en répondant : « oh ! J’en sors, j’y retourne ! ». (9)

La question n’est pas d’être frustré, perdant ou gagnant. Ce qui importe, c’est la relation que nous entretenons avec nos échecs, nos succès et ce que nous considérons comme notre identité.

Éprouver de l’amitié pour le perdant ou la perdante en nous, se réjouir de réussir lorsque c’est le cas, développer, comme le conseillait Arnaud Desjardins, une forme de fair-play avec nous-mêmes et les autres, voilà une manière d’être vers laquelle j’aime tendre.

Nous connaissons tous des insatisfactions mais ne peut-on mesurer combien le caractère insatiable du désir, sans cesse aux prises avec la frustration, pousse généralement la classe dirigeante à accumuler encore et encore fortune et pouvoir, sans jamais connaître la satiété ?

Enfin, la question cruciale « aimons-nous la vie ? ».

Nous qui ne nous reconnaissons ni dans les valeurs de l’ultra libéralisme, ni dans sa conception de l’existence comme une grande compétition, aimons-nous la vie et qu’en connaissons-nous ?

Ces questions m’impressionnent tant que j’esquiverais volontiers avec une formule du genre « c’est ce que nous verrons au prochain épisode ». Mais, cette lettre s’intitulant L’élan du monde, je me sens dans l’obligation morale d’y répondre sans tergiverser.

En un mot : Oui.

Oui, nous aimons la vie.

Je ne pourrais événement dire en quelques mots ce que nous en connaissons, mais oui, nous l’aimons.

Ne pourrions-nous d’ailleurs pas aller jusqu’à considérer que la vie même se trouve dans cet amour ?

Je me demande si ce n’est pas cela qui me pousse à créer, si ce n’est pas cela que j’essaie, par exemple, de dessiner et peindre.

Correspondances, O.Belot, Aquarelle sur papier, 50 x 70 cmCorrespondances, O.Belot, Aquarelle sur papier, 50 x 70 cm

 

C’est également ce que je ressens (et reçois avec gratitude) dans la peinture de Bonnard, les gouaches découpées de Matisse, certaines aquarelles de Beuys, les carrés de pollen de Wolfgang Laib, ou plus récemment l’installation de Hew Locke Ra (Signal appel et Où se trouve la terre ?), ces navires colorés et suspendus qu’on peut voir en ce moment dans l’exposition, dont le titre fait écho à ce courrier, « Les portes du possible » au Centre Pompidou Metz. (10)

Une chaleur, une générosité, une pensée en mouvement.

Hew Locke Ra, Signal d’appel, Où se trouve la terre ? 1, 2 et 4Hew Locke Ra, Signal d’appel, Où se trouve la terre ? 1, 2 et 4

Je retrouve aussi, régulièrement, ce sentiment et cette conception de la vie dans les créations singulières qui surgissent entre les mains des personnes osant s’aventurer dans les territoires de l’expression créatrice à l’Atelier des Prés de Pareid, que nous animons, mon épouse et moi en Meuse. (11)

Être en contact avec notre sensibilité, dans un certain recueillement, loin des bavardages et de leurs moulinettes cérébrales, repose, éclaire souvent et redonne des couleurs.

Oui, nous aimons la vie et je trouve que ce serait une folie de continuer à confier le présent et le devenir (du monde, d’un pays, d’une ville, d’un hameau, d’une rue, d’une famille, d’un jardin) à des individus qui s’emploient à ignorer la vie.

Je crois que nous aimons d’autant la vie que nous ne succombons pas au sinistre chant des sirènes du grand désenchantement.

Comprendre que ce désengagement est construit de toutes pièces ne nous redonne-t-il pas notre libre arbitre, ne nous replace-t-il pas au sein de nos existences, ne nous offre-t-il pas la joie de vivre ?

Comment nous sentons-nous lorsque nous répétons les mantras du capitalisme ? Comment nous sentons-nous lorsque nous plaçons si négligemment notre pensée sensible entre les mains de ses principes poussiéreux ?

Comment nous sentons-nous lorsque nous retrouvons notre confiance en la possibilité d’un autre monde ?

Ne devenons-nous pas plus vivant, plus en accord avec nous-mêmes et avec la vie ?

Je n’essaie pas de nier l’ampleur des difficultés, elles sont considérables. J’essaie, par cette lettre, de suivre avec vous le chemin qui, relevant à la fois de la résistance et de la proposition, individuelles et collectives, participe à la réouverture d’une perspective, d’une espérance.

En ce qui concerne les chemins sociaux, on peut à nouveau écouter Annie Ernaux :

« Un grand mouvement social ne se contente jamais de pousser des revendications. Il porte au jour une aspiration collective à changer la vie ; il saisit ses participants et les métamorphose. » (6)

Laissons-nous traverser par l’élan du monde, nourrissons notre pulsion de vie et osons la partager.

**

Premiers signes du printemps

un parfum de terre et de feu

d’herbe mouillée et de fleurs

L’éveil d’un désir

**

PS : À l’heure actuelle, contrairement à Instagram ou d’autres réseaux sociaux bien connus, la plateforme Kessel fait le choix de ne pas rendre lisible par toutes et tous vos réactions. Néanmoins si vous souhaitez réagir à cette lettre, par courriel ou sur Instagram (_olivierbelot_) je serai heureux de vous lire.

Notes :

1 L’an 01, Gébé, on peut trouver la dernière édition chez L’Association

The Crisis of Democracy: On the Governability of Democracies,  New York University Press, 1975. Rapport rédigé par  Samuel Huntington et Michel Crozier pour la Commission Trilatérale qui réunissait les élites japonaises, américaines et européennes.

Novembre, décembre 1995, qu’en reste-il ? Nicolas Da Silva, Monde Diplomatique, Février 2023,

4 La gazette du député de la 7N°14, Christophe Bex

5 « There’s class warfare, all right, but it’s my class, the rich class, that’s making war, and we’re winning. » interview de CNN, 2005, cité par le New-York Times, 2006

6 Relever la tête, Annie Ernaux, Monde Diplomatique, Février 2023

7 On peut se référer notamment à cet article : Leur seul objectif était de nous humilier, Monde Diplomatique, août 2015.

8 There Is No Alternative - Il n’y a pas d’alternative à l’ultra libéralisme, Margareth Thatcher

Au dîner (ou presque) avec Édouard Baer et Benoît Poelvoorde ! - C à Vous - 11/04/2019

https://www.youtube.com/watch?v=-xiHXDdwLmk

10 Les portes du possible, Art & Science-fiction, jusqu’au 10 avril 2023, Commissaire : Alexandra Muller

https://www.centrepompidou-metz.fr/fr/programmation/exposition/les-portes-du-possible

11 L’Atelier des Prés publie aussi sa lettre à nouvelle sur https://entraversantlacreation.kessel.media/posts?landing=true

Instagram : latelierdespres

L’élan du monde

Par Olivier Belot

Après avoir étudié aux Beaux-arts de Nancy, j’ai exposé en France, en Allemagne, en Pologne, au Luxembourg et aux États-Unis. Néanmoins, je crois être un artiste discret, qui comme beaucoup de plasticiens, use de l’art comme d’un objet transitionnel permettant de partager ponctuellement ce qui s’élabore longuement dans un certain retrait du monde. En complémentarité avec cette relative solitude, je développe avec d’autres personnes - souvent militantes et créatrices - des dispositifs de rencontre et de recherche collective autour des nécessaires transitions ou mutations écologiques et solidaires. Le Café Itinérant de la Transition, créé au sein de son collectif, dans le département de la Meuse en est une manifestation. Enfin, j’anime avec Béatrice Belot Le Deley le singulier Atelier des Prés qui ouvre chacun.e à l’expression créatrice. Cet atelier est situé dans le village de Pareid en Meuse. Écrivant autant que je dessine, le format de la lettre me permet de donner plus régulièrement des aperçus de mon travail. Instagram : _olivierbelot_

Instagram de l’Atelier des Prés : latelierdespres

Blog : https://olivierbelot.jimdofree.com/

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