Qu’est-ce qu’un artiste ? Est-ce que l’art peut changer le monde ? Si oui, comment ?

Cette lettre nous invite à une petite excursion entre art pauvre, art engagé et wabi-sabi, compétition et intelligence collective, étrangetés et merveilles, sacré, présence et quotidien. Entre sérieux et un peu d’autodérision, aussi, notamment dans le titre qui précède.

L’élan du monde
7 min ⋅ 03/09/2024

Est-ce qu’on pourrait considérer qu’un.e artiste est une personne produisant des choses matérielles ou immatérielles, inutiles (au sens pratique), que seule elle, ou ses pairs, est capable de créer ?


Ces compétences particulières, mises au service de l’inutilité (toujours au sens pratique) constitueraient, dans ce sens, l’identité de l’artiste. Du moins dans la définition que s’en fait aujourd’hui l’Occident mondialisé, sans toujours s’en rendre compte.

Accorder autant de compétences, d’importance, d’énergie et de temps à l’inutile (du moins cet inutile là) dans une société de notre type, paraît énigmatique quand cela ne provoque pas, carrément, un sentiment d’absurdité. Ou encore d’admiration, voire de sublime.

Je ne suis ni opposé au fait d’admirer ou à celui d’être admiré. Je ne me sens pas davantage critique vis-à-vis d’un caractère énigmatique. L’étrangeté peut mettre en mouvement notre présence à ce qui est, ainsi que notre questionnement. Quant à l’absurdité, sauf pour le rire qu’elle provoque, je ne pense pas y trouver un intérêt qui me donnerait envie de la cultiver.

Mais, ce n’est pas cela que je cherche en créant. Ce n’est pas non plus ce à quoi j’aspire en allant à la rencontre d’autres créations et d’autres expressions. Dans les deux cas (créer ou rencontrer des créations), sans originalité je crois, je cherche à éprouver, ressentir, vibrer, vivre uniquement dans la perception, une perception que j’espère stimulante, qui ouvre mon existence, qui m’élargit, par exemple jusqu’à la sensation d’une sorte de grand tout, d’infini. Ou qui me ramène à la condition humaine la plus sobre, dans toute notre vulnérabilité. Ou encore qui réveille mon sentiment de liberté, etc.

C’est le rendez-vous que je me donne lorsque je dessine-peints , lorsque je manipule des objets trouvés, recueillis et mis en relation - ce que je fais depuis des décennies sans trouver de forme pérenne qui me permettrait de partager mon enthousiasme.

Ce matin, par exemple, une plume d’oiseau s’était posée au milieu d’un coussin dans notre jardin. C’était… parfait ! Un cadeau du vent. Peut-être de Niltsi et Ninlin1. Je ne l’ai pas photographiée mais je partage ici une autre micro-installation qui pourrait s’apparenter à ce qu’on a appelé à un moment l’art pauvre2 (parce qu’essentiellement constitué de matériaux naturels, considérés comme pauvres).


Recueillis, Assemblage, 62/8,5/8 cm, août 2024


L’idée qu’un artiste est artiste pour des compétences particulières - qu’il s’agisse de virtuosité technique ou d’une capacité à user de concepts - ne suffit pas toujours. D’ailleurs, on peut se demander si un des éléments principaux qui caractérisent l’art ne se situerait pas dans notre grande difficulté à le définir autrement que dans des propositions très ouvertes comme « l’art, c’est la vie », qui peuvent enthousiasmer, qui peuvent aussi paraître énigmatiques mais qui ont l’inconvénient de manquer de précision.


Je me souviens d’une grande exposition qui m’avait plu avec quantité d’oeuvres imposantes - installations, peintures, sculptures, photographies, vidéos…

Je fus surpris de constater que la pièce qui me toucha le plus fut une simple boîte en carton pas plus grosse qu’une main avec un objet posé dessus.

J’ai ressenti, avec cette proposition, une familiarité.


Lorsque, au début du XXe siècle, le mouvement dada renversa la table des conventions du monde de l’art et, notamment par l’entreprise de tonton Marcel3, pose que tout objet devient œuvre d’art dès que l’artiste démiurge le décide, on assista à un grand coup de pied dans la fourmilière des conventions culturelles, probablement opportun, après la première guerre mondiale et son horreur symptomatique d’un capitalisme prêt à tout pour son addiction au profit.

Ce que le marché de l’art et les institutions d’art - qui trop souvent lui courent après- a fait de ce coup de pied est une autre histoire…


Mais, là encore, si je reconnais appartenir comme tout un chacun au monde du XXIe siècle, je n’en oublie pas pour autant les nombreuses autres approches expérimentées sur tous les continents depuis des milliers d’années, notamment celles qui portent notre attention sur le sacré en assemblant des éléments naturels, plus ou moins transformés.

Je n’en oublie pas davantage l’approche du wabi-sabi4, qui, souvent, me va comme un gant.


Recueillis, Assemblage, 62/8,5/4cm, août 2024


L’histoire de l’art est parcourue de courants et d’expressions qui s’opposent, s’influencent, se rejettent ou s’honorent. À ce titre, le XIXe et XXe siècle offrent une extravagante course à la remise en cause du courant précédent ou contemporain : le dessin contre la couleur, l’expression romantique contre l’ordre classique, le réalisme contre l’idéalisme, la rigueur cubiste contre l’évanescence impressionniste, l’abstrait contre le figuratif, le conceptuel contre l’expressionnisme sensible, le non-art contre l’art, et j’en passe…

On pourrait presque dire - on le dit d’ailleurs souvent j’imagine - que les artistes font tout et n’importe quoi.

Je crois qu’on peut discerner dans cette multiplicité historique, qui s’est enrichie encore considérablement de la diversité géographique et culturelle, autre chose qu’un grand n’importe quoi. Autre chose aussi qu’une pure compétition.

On peut émettre l’hypothèse qu’au-delà de l’indéniable rivalité, une vaste et complexe intelligence collective ne cesse d’affirmer ce que de nombreux anonymes ont perçu, au moins par moments : cette planète, cette univers, cette vie même regorgent d’étrangetés, de merveilles, d’intensité et de présence renversantes. Et les langages pour le dire sont peut-être infinis.

Dans les moments où nous sommes disponibles à un état de perception élargie, notamment dans ce que nous appelons la nature mais pas uniquement, tout, du caillou sur le bord de la route au sourire d’un être aimé en passant par le vol plané d’une plume d’oiseau qui vient se poser sur un coussin, tout est sidérant, chargé d’une densité ou d’une beauté qui réveille et éveille, tout semble sacré.

Pourtant, d’après la définition classique que donne du sacré tonton Émile (il s’agit ici d’un autre tonton de renom ; cette fois-ci dans la famille des sociologues : Émile Dürkheim) « le mot désigne ce qui est mis à part, séparé du monde et placé sur un piédestal - au sens propre ou figuré ». « Pour Durkheim, le mot polynésien tabu, signifiant ce qui ne doit pas être touché, représente ainsi la plus claire expression du sacré5 ».


C’est toujours un peu impressionnant de remettre en question des oncles aussi prestigieux, surtout quand on est un artiste à peu près aussi célébré et reconnu que les infirmières quelques années après la crise dite du Covid, pire encore lorsqu’on n’a pas entrepris le moindre effort pour d’étudier l’œuvre en question mais pour ce que je comprends ici de cette fréquente définition du terme sacré, je m’autorise en toute impudeur à émettre quelques nuances. Tonton Dürkheim me semble très influencé par la transcendance chrétienne. De mon point de vue, ce n’est pas le secret qui est tabu, ce n’est pas le sacré lui-même qui se doit d’être « à part », c’est plutôt que, pour sortir de notre propension à ne plus voir le réel dans toute sa densité, il nous faut nous mettre hors du bavardage, des fictions habituelles et des automatismes rassurants. Pour ré-atterrir. Remettre les pieds sur terre, dans le réel.

Quelque part dans l’univers, un être dit à un autre être « Viens mon amour » Aquarelle sur papier, 42/29,7cm, août 2024
 



Je crois que plus on est dans le présent, plus on perçoit le sacré, non pas hors du monde dans un lieu exceptionnel, mais dans la banalité du quotidien.


C’est ce qu’on peut ressentir, je trouve dans ses trois vers d’un poème contemporain, de Pierre Turlur6 :


Rien de bien extraordinaire

Vous allez dans le jardin

Et le jardin se retrouve en vous-même


Et dans ceux-ci de P’ang Yun au VIIIème siècle :


Ô merveilleuse et mystérieuse activité !

Je puise de l’eau et porte du bois !


Ou ceux-ci, du même P’ang Yun parlant de sa propre expérience :


Vous n’êtes pas même un saint ou un sage

Juste un bonhomme ordinaire

Après sa journée de labeur


Ces paroles qui se donnent la main, de l’Orient du VIIIème siècle à l’Occident du XXIème, « cet abandon léger à la simple sensation d’exister6 »me rappellent au témoignage d’une personne accompagnant le musicien Arvo Pärt lorsqu’il quittait son pays - l’Estonie :

« Une chose singulière se produisit en cette matinée glaciale de janvier 1980, sur le quai de la gare de Brest : 

Où sont donc vos bagages, c’est tout ce que vous avez ? Hurle un douanier (…)

Il nous a fallu ouvrir nos quelques valises et à la vue des cassettes sur lesquelles étaient enregistrées les premières œuvres d’Arvo, l’un des contrôleurs dit :

Ah, vous êtes musicien ! Moi aussi j’ai fait de la musique en Estonie.

Ils ont voulu contrôler immédiatement les cassettes sur notre magnétophone et c’est ainsi que nous avons entendu successivement la Missa syllabica, Arbos et puis Cantus.*

Et c’est là, dans cette gare à la voûte aussi haute que celle d’une église, que j’ai réellement pu sentir l’effet que cette musique produit sur les gens : tout à coup, tout était parfaitement normal, détendu, beau7 ».


Une aurore ?

Aquarelle sur papier, 42/29,7cm, août 2024


Il faudrait parvenir à détendre ainsi tous les fous furieux avides de contrôler le monde, leurs voisins, leurs employés, leurs électeurs, leurs administrés, leurs frères et sœurs, leurs « collaborateurs »…


Peut-être faudrait-il être assez nombreux à créer, dessiner, sculpter, peindre, tisser des œuvres capables de susciter cet état de détente et de disponibilité. Peut-être faudrait-il être suffisamment nombreux à jouer des musiques, danser, agir et aimer de telles façons que cela provoque cet appel à la présence vive.


Une chanson interprétée par Serge Regianni8 mettait en scène un inventeur réunissant tous les chefs d’État autour d’un bombe de son invention qu’il faisait exploser. Je trouve que c’est une de ces joyeuses expressions qui, sans prétention, peuvent redonner de l’élan, même si bien-entendu, supprimer tous les chefs d’États risquerait de les voir très rapidement remplacés par d’autres chefs pressés de remettre « le monde en ordre ».

Leur ordre, cela va de soi. Peut-être pire que le précédent.


Je rêve de milliards d’expressions singulières qui nous sortiraient de notre addiction aux hiérarchies, qui briseraient nos armures, qui nous inviteraient à connaître une autre forme de puissance que celle qui vient de la domination.

Je rêve que ces milliards de gestes artistiques détendent profondément les dominants et ceux qui rêvent de le devenir, jusqu’à leur permettre de vivre ce type d’expérience où, tout à coup, tout est parfaitement normal - on pourrait dire banal, quotidien - détendu, bon et beau.


Ces gestes appartiennent à une forme de militantisme, d’engagement, d’action directe pacifique, complémentaire aux autres nécessaires approches, qui a l’avantage de satisfaire pleinement celles ou ceux qui s’y adonnent, quelque soit le résultat politique.


Au-delà de l’art engagé, que je respecte et admire parfois, j’ai toujours considéré que c’est aussi cela

l’art.


*


Brise et soleil du matin

Chemin sinueux entre les arbustes

Fleurs de cosmos et papillons 

Quelques oiseaux roucoulent pendant que d’autres pépient 


Aller au dehors de nos abris

de nos prétentions et agitations maladives

permet parfois de sentir


le sourire du monde


*

Je vous souhaite un joli mois de septembre

À bientôt

Olivier


Notes :


1 : Pour celles et ceux qui n’auraient pas eu la joie ineffable de lire les lettres précédentes, Ninlil est la déesse sumérienne du vent et son petit copain Niltsi est le dieu du vent amérindien.

2 : Né à la fin des années 1960, l’art pauvre ou arte povera est un courant artistique privilégiant le contact direct avec les matériaux naturels et humbles.

3 : Marcel Duchamp est le tonton auquel continuent probablement de se référer la plupart des artistes qui souhaitent préciser qu’ils appartiennent bien à l’art contemporain. L’étrangeté de l’affaire est que, pas plus que ses ami.e.s du mouvement dada, il ne croyait plus en grand chose, pas même en l’art.

4 : Le wabi-sabi est un concept esthétique et spirituel qui célèbre la beauté des choses imparfaites, impermanentes et modestes. Leonard Koren considère que « le wabi-sabi signifie aller d’un pas léger sur la planète et savoir apprécier ce que l’on rencontre en chemin, même le plus insignifiant, au moment où on le rencontre ». Wabi-sabi à l’usage des artistes, designers, poètes et philosophes, Édition Sully, Collection Le Prunier, 2015, p.66.

5 : David Grabert & David Wengrow, Au commencement était…, Éditions Les Liens qui Libèrent, p.206.

6 : Pierre Taïgu Turlur, Apprivoiser l’éveil à travers les dix images du buffle, Éditions Albin Michel, 2018, Collection Spiritualités vivantes.

8 : On peut retrouver ce témoignage en réécoutant l’émission Comme si vous y étiez de Jérémie Rousseau sur France Musique.

https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/comme-si-vous-y-etiez/arvo-paert-passe-a-l-ouest-3092578

7 : La Java des bombes atomiques est une chanson écrite par Boris Vian en 1955, la composition est d'Alain Goraguer. On y retrouve, dès le début, un autre tonton : « mon oncle, un fameux bricoleur… »

L’élan du monde

Par Olivier Belot

Après avoir étudié aux Beaux-arts de Nancy, j’ai exposé en France, en Allemagne, en Pologne, au Luxembourg et aux États-Unis. Néanmoins, je crois être un artiste discret, qui comme beaucoup de plasticiens, use de l’art comme d’un objet transitionnel permettant de partager ponctuellement ce qui s’élabore longuement dans un certain retrait du monde. En complémentarité avec cette relative solitude, je développe avec d’autres personnes - souvent militantes et créatrices - des dispositifs de rencontre et de recherche collective autour des nécessaires transitions ou mutations écologiques et solidaires. Le Café Itinérant de la Transition, créé au sein de son collectif, dans le département de la Meuse en est une manifestation. Enfin, j’anime avec Béatrice Belot Le Deley le singulier Atelier des Prés qui ouvre chacun.e à l’expression créatrice. Cet atelier est situé dans le village de Pareid en Meuse. Écrivant autant que je dessine, le format de la lettre me permet de donner plus régulièrement des aperçus de mon travail. Instagram : _olivierbelot_

Instagram de l’Atelier des Prés : latelierdespres

Blog : https://olivierbelot.jimdofree.com/

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