La possibilité d’un monde sensible
« Si la crise écologique est une crise de la présence du vivant humain parmi les vivants, le sentir esthétique est un soin apporté à cette qualité de présence. »
« Alors qu’elle travaillait comme ouvrière dans une usine organisée selon les principes du taylorisme, la philosophe Simone Weil, c’était il y a presque un siècle, notait, pour s’en affoler, qu’elle y vivait, qu’on y vivait, un attentat contre l’attention des travailleurs. Elle discutait déjà, alors qu’on ne parlait pas encore de souffrances au travail, d’écopsychologie ou d’effondrement des ressources physiques et psychiques, de ce long processus, d’autant plus brutal qu’il est silencieux, qui engendre une anesthésie de notre relation au monde et une érosion de nos affects. »
Jean-Philippe Pierron, Éloge de la main
En optimisant l’organisation du travail du point de vue du rendement, le taylorisme et ses héritiers actuels nous ont méthodiquement éloigné de nos facultés sensorielles et de nos aptitudes à créer du sens. Il semble même que, dans les milieux professionnels, le plaisir et le désir de « bien faire » se sont trouvés amoindris, dévalorisés, délaissés, voir remis en cause (prenant trop de temps, coûtant trop cher, manquant de compétitivité…).
Face à la dureté du travail des exécutants et l’âpreté au gain des dirigeants, nous avons pris l’habitude de considérer que le travail, tel que nous le pratiquons généralement, nécessite une réduction de nos désirs, besoins, plaisirs et facultés des sens et de la pensée. Nous avons intégré l’idée que lorsque nous travaillons, il est normal, raisonnable et sage de « prendre sur nous » afin d’éviter les états d’âme. Mais comment cette âme là pourrait-elle être autrement que dans un certain état ? Éviter les états d’âme revient souvent à vouloir se passer d’une âme sensible. Et sans âme sensible, sans capacité à vibrer et faire vibrer, sommes-nous encore vivants ?
Entrer, sortir, jouer dans l’abondance, Aquarelle sur papier, 29,7/42 cm
Privilégier une chose, c’est en délaisser une autre. Lorsque nous privilégions le profit, nous organisons une hiérarchie dans laquelle l’empathie et l’entraide, si elles sont prises en compte, arrivent nécessairement en arrière-plan. C’est ce que les partisans des valeurs capitalistes refusent généralement de reconnaître. En France, nous avons en ce moment même, un président de la république qui a prétendu pouvoir tout faire en même temps. En même temps les dividendes des actionnaires et une belle humanité dans la prise en compte des employé.e.s, en même temps les industries les plus polluantes et l’écologie… Le désastre social, culturel et écologique en cours témoignent du gouffre entre la prétention infantile de cette communicationet le réel.
Dans une façon de parler beaucoup plus crue, le cinéaste Ken Loach explique sans ambiguïté que la société des puissants « est basée sur les conflits, la division et l’exploitation. Ils pensent : ta personne m’importe peu, je veux juste savoir combien tu peux me rapporter. »
D’où l’évacuation par le capitalisme de cette question pourtant banale : « comment vas-tu ? ».
Si l’individu cesse de se la poser, s’il cesse également de la poser aux personnes qu’il côtoie, autrement que comme une formalité, chacun cessera d’être attentif à ses sensations et ses états d’âme. Il cessera de se soucier du sentiment diffus ou précis qu’il a de la situation dans laquelle lui et d’autres se trouvent. Il n’en parlera pas. Alors, chacun pourra s’investir pleinement dans la tâche fonctionnelle qui lui est donnée, en échange d’un certain revenu.
On pourrait pourtant penser que des individus attentifs à leurs perceptions, capables d’être touchés et accordant de l’intérêt à ce qu’ils ressentent seront plus investis, prendront davantage leur place, donneront du sens à leur travail et s’y investiront avec plaisir et intelligence. Il me semble que leur participation au bien commun ne pourrait qu’en bénéficier. Mais cela suppose qu’on les laisse libres, libres d’être touchés et de partager leurs émotions, libres de leurs intelligences sensibles et libres d’exprimer leur accord comme leur désaccord. Lorsque le management dit inviter à cette liberté, je ne suis pas sûr qu’il soit franchement ouvert à cette seconde possibilité.
J’apprends, dans le dernier numéro de Fakir que depuis 1984 - d’après une note du Ministère du Travail - presque trois fois plus de salariés subissent une triple contrainte physique (se baisser, porter des charges, répéter le même geste, etc.). Pour la triple contrainte psychologique c’est quasiment six fois plus…
Dans son Éloge de la main, Jean-Philippe Pierron dénonce « une instrumentalisation généralisée du monde » et souligne encore une fois « l’anesthésie » provoquée par « l’encouragement via la figure de l’homo economicus de l’idée de l’individu sans affect, mais calculateur ».
Pierron invite, au contraire, « à un art d’être là », à « un art d’être au monde*», à « la reconnaissance du être touché comme capacité à se lier affectivement et en confiance aux autres (…) ».
Lorsque le sociologue et philosophe Harmut Rosa considère que nous assistons à un « effondrement des axes de résonance essentiels au sujet », Jean-Philippe Pierron affirme de son côté que « nos expériences du monde sont de moins en moins des relations et de plus en plus des rapports fonctionnels ». Je ne sais pas s’ils ont raison, j’ai même plutôt l’impression contraire mais je constate que nous sommes régulièrement invités à fonctionner plutôt que vivre large. Depuis très longtemps. Certain d’entre nous trouvent leur compte dans la réduction de nos chaudes existences polysensorielles à des objectifs glacés qu’il s’agit d’atteindre - tant qu’ils les atteignent et cochent les bonnes cases, ce jeu semble leur convenir. Et leur suffire.
Mais j’entends aussi un tout autre courant de pensée, un tout autre désir, une résistance très ancienne en même temps qu’une révolution qui sourd, gronde et pousse irrésistiblement : nombre d’entre nous cherchent ouvertement à redonner place au sens et aux sens, défendent cette dynamique et la revendiquent.
C’est je crois, à nous, quelque soit notre place sociale, à tenir ce gouvernail d’un monde désirable.
En cette période de « rentrée », ne cédons pas aux sirènes qui chantent l’accomplissement individuel dans l’obéissance au productivisme. Invitons-nous plutôt à cultiver chaleureusement notre attention sensible à ce qui est et à faire de cette attention un repère enviable, vital, existentiel et politique.
D.W. Winnicott soulignait la nécessité de la créativité et précisait qu’il s’agit avant tout d’un « mode de perception qui donne à l’individu le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue ; ce qui s’oppose à un tel mode de perception, c’est une relation de complaisance soumise envers la réalité extérieure : le monde et tous ses éléments sont alors reconnus mais seulement comme étant ce à quoi il faut s’ajuster et s’adapter. La soumission entraîne chez l’individu un sentiment de futilité, associé à l’idée que rien n’a d’importance. »
Je propose donc de prendre de bonnes résolutions pour cette nouvelle année : engageons-nous solennellement à cesser de nous ajuster et nous adapter aux dernières exigences du libéralisme. Ajustons-nous plutôt, individuellement et collectivement, à ce que nos sens et notre besoin de sens nous indiquent lorsque nous nous mettons à leur écoute.
Qu’une joyeuse confiance en ces possibilités nous accompagnent en ce mois de septembre !
Ces petits poèmes y contribueront peut-être :
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Après avoir lavé le sol
les serpillières étendues au soleil
buvons un thé
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Fraîcheur du soir
L´odeur d’herbe un peu mouillée
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Ces graines qui volent, flottent et tombent doucement
quel arbre les offre ainsi
en pluie d’or ?
*
Merci pour votre lecture et vos retours.
Merci à Sylvie W. pour ses conseils de lecture - notamment Jeu et réalité de Winnicott. On trouvera d’ailleurs un lien avec la citation de Winnicott de cette lettre dans la prochaine newsletter de l’Atelier des Prés (entraversantlacréation.Kessel.média).
*Précisons aussi que l’association de l’atelier en question a pour nom l’art d’être au monde.
Les citations sont issues des ouvrages suivants :
Jean-Philippe Pierron, Éloge de la main, Comment le toucher soigne notre présence au monde, aux autres et à nous-mêmes. Arkhé sursauts, 2023
D.W. Winnicott, Jeu et réalité, Folio Essais, 1971
Ken Loach, Défier le récit des puissants, Indigène éditions, 2014
Harmut Rosa, Résonance, Une Sociologie de la relation au monde, Éditions La Découverte, 2021
François Ruffin, article Être fier, pas en enfer, Fakir - Journal fâché avec tout le monde. Ou presque. N°108. Juillet - Septembre 2023