Dévoiler le brouillard collectif
La tribu de l’Occident mondialisé, plus précisément celle du néolibéralisme, possède, comme toute tribu, ses dogmes, croyances et tabous.
Un des dogmes identifie la réussite au profit. C’est-à-dire à la domination. Reconnaître que nos sociétés invitent chacun à se hisser sur le dos des autres pour les dominer aurait un tel caractère grotesque et amoral qu’on préfère en rester au vocable lisse, pratique et séduisant de profit. Mais il s’agit bien de cela et c’est un tabou.
L’idée même de réussite ou d’échec existentiels, quelqu’ils soient, me semble faire partie des dogmes et croyances les plus importants. Cette croyance fait reposer sur chaque individu la responsabilité de son parcours et de ses résultats, comme s’il n’existait aucun déterminisme social, aucune caste privilégiée et aucune plèbe plus ou moins condamnée à se maintenir dans les bas-fonds, comme si les valeurs et le mode d’organisation d’une société n’avait pas d’incidence sur l’individu, ne privilégiait pas certains types de personnalités ou était nécessairement juste dans la répartition des chances offertes à chacun.
Ensemble, Aquarelle sur papier Ingres, 50/65 cm, Détail
Si l’évidence de l’injustice sociale est si souvent mésestimée ou mal comprise c’est, je crois, qu’elle subit la force - la malédiction - du tabou. Ce tabou interdit ou déconsidère notre responsabilité collective dans la douleur ou l’épanouissement de chacun, dans son équilibre ou son déséquilibre psychique, dans le fait qu’il ou elle mange ou non à sa faim, qu’il ou elle se trouve dans des conditions existentielles lui permettant ou non de s’ouvrir au monde, pour éventuellement lui apporter la richesse de sa propre singularité.
Dans son livre « Résonance, Une sociologie de la relation au monde », Hartmut Rosa rappelle que la relation au monde des individus « est remodelée et prédéterminée dans son ensemble par des rapports sociaux, qui s’établissent, se consolident et se modifient à son insu ».
Autant la responsabilité individuelle est reconnue comme un fait évident, autant celle du collectif est maintenue dans une grande confusion.
Ceux qui s’occupent des unes s’occupent d’ailleurs rarement des autres.
On nous invite régulièrement à rebondir, à prendre nos difficultés sous l’angle positif du ressort, ce qui en soi me paraît de bon conseil mais à la condition que chacun connaisse les règles du jeu dans lesquelles sa situation est imbriquée et que ces règles permettent le bon fonctionnement du ressort en question ! Toutes les règles, celles qui ont trait aux responsabilités individuelles et collectives. Si cette information n’est pas divulguée, si on ne reconnaît pas combien certaines conditions sont particulièrement éprouvantes ou bloquées par ce qui nous tient lieu de tribu, si on n’en discute pas, si on ne l’analyse pas, si on ne cherche pas des solutions collectives, le conseil individuel risque de se transformer en jugement, puis en accablement et en dépression latente ou déclarée avec toutes les conséquences sur les individus concernés et sur la collectivité, c’est-à-dire sur nos tribus, aujourd’hui mondialisées.
Nous avons développé des outils de développement ou d’accompagnement personnel, des méthodes d’exploration individuelle. S’appuyant sur un corpus théorique toujours en évolution, ils offrent la perspective de prendre nos tourments, nos névroses, nos espérances et réjouissances à bras le corps. Dans ces approches, la prise en compte de l’inconscient est une des caractéristiques de notre culture à laquelle je suis le plus attaché. Mais ces outils restent focalisés sur l’individu. Ils ne disent rien, le plus souvent, du conditionnement et du déterminisme social. Quels outils permettent à chacun chacune de comprendre et changer ce déterminisme ?
Les apports de la sociologie, de la psychologie sociale ou de l’anthropologie sont indéniables et, de son côté, la politique est précisément le lieu d’action sur ce déterminisme mais l’économie dite libérale n’en retient que ce qui la conforte et s’emploie à maintenir dans la plus grande des pénombres et le plus grand des flous les éléments qui pourraient nous éveiller à la puissance vitale du collectif. De ce fait, nous ne parvenons généralement pas à modifier notre regard sur les existences que nous qualifions de réussies ou de ratées. Non seulement celles de nos contemporains mais en premier lieu la nôtre, qui elle aussi, se retrouve sans cesse évaluée. Nous baignons dans un jugement constant qui, de surcroît, prend appui sur des analyses erronées par ignorance ou déni de la dimension relationnelle et plus largement sociale. Les explorations prenant en compte l’importance du groupe restent maintenues dans une certaine marge.
En psychologie, par exemple, la notion d’inconscient collectif développée par Jung ou celle d’ethnopsychiatrie de Toby Nathan ne me donnent pas le sentiment d’avoir été saisies, questionnées ou prolongées au point de faire partie aujourd’hui de nos repères quotidiens, quelque soit notre spécialité ou absence de spécialité.
Chaque monde, chaque collectif, chaque société génère une puissance - au caractère plus ou moins morbide, plus ou moins vivifiant. Cette puissance collective est néanmoins maintenue dans un tel brouillard qu’on peut facilement émettre l’hypothèse, qu’en cet instant même où vous lisez ce texte, des centaines de millions de personnes s’y perdent ou y trébuchent. Nous y glissons, nous nous cassons le nez dans cette brume et rajoutons à notre douleur en nous accusant de maladresse. On peut l’être, c’est indéniable, mais on le serait moins en sachant que ce brouillard existe, qu’un pan entier de l’existence y est maintenu.
Dans quelle mesure, une personne estimant réussir reconnaîtra ce qu’elle doit à cette purée de pois, ce qu’elle doit à ses proches, à son enfance, à son origine sociale, à la couleur de sa peau, à son identité de genre, à l’histoire de son pays, à ses conditions géographiques et écologiques, aux valeurs comme à l’organisation de notre civilisation et au mélange de ces paramètres ?
Dans quelle mesure, une personne estimant échouer peut sortir de l’ornière (si elle existe véritablement) en étudiant les liens qui mêlent ses difficultés à ces paramètres ?
Certains estimeront que ce serait aller tout droit à la victimisation. Mais ne serait-ce pas aussi, d’une part accéder à la possibilité d’un apaisement légitime - je ne suis pas seul.e responsable de ma situation - d’autre part d’un regain d’énergie - connaissant maintenant une des causes déterminantes de ma situation, je peux, avec d’autres, agir sur celle-ci ?
Ne serait-ce pas permettre d’agir, penser et ressentir en tenant compte de ce qui est de ma responsabilité et de ce qui est de notre responsabilité.
Il me semble que si l’individualisme - mis en gloire depuis des siècles - a développé ses propres repères, sa version capitaliste et colonisatrice a saboté, caché, dévalorisé ou maintenu dans l’ignorance ceux du collectif.
Mona Chollet dénonçait dans l’essai « Chez soi » - évoqué il y a quelques temps dans cette lettre -« l’individualisme hystérique » qui caractérise la vision du monde dans le libéralisme : « Toute politique qui ne prend pas en compte notre interdépendance fondamentale se condamne à l’échec. Elle ne peut être qu’une fuite en avant vers un monde de plus en plus invivable. Les riches qui, à São Paulo ou ailleurs, se barricadent dans des gated communities (quartiers résidentiels fermés) et se déplacent en hélicoptère s’en tirent sans doute mieux que les pauvres dont ils fuient la vindicte, mais il n’en reste pas moins que, privés de la simple possibilité de flâner dans les rues de la ville, baignant eux aussi dans la violence, ils mènent une existence objectivement minable. »
Mona Chollet souligne à quel point « cet imaginaire de la richesse » est « désastreux ».
Non seulement pour des raisons écologiques évidentes,
mais aussi « parce qu’il implique la pauvreté »,
« parce que c’est un modèle de bonheur impossible à universaliser » qui nécessite d’exclure le plus grand nombre,
parce qu’il fabrique « une société qui ne cesse de vous inculquer de faux besoins »,
parce qu’il enlaidit notre réalité et cultive le « risque de mal rêver ».
L’auteure prend en exemple le documentaire The Queen of Versailles (réalisé par Lauren Greenfield sur une demeure de huit mille trois cents mètres carrés inspirée de Versailles, pour un couple de milliardaires et leurs huit enfants). Celui-ci « montre un univers hideux, bouffi, absurde, qui laisse une sensation de dégoût et d’écœurement violents. »
Enfin, il est désastreux, cet imaginaire de la richesse, « parce qu’il trahit un esprit terriblement étriqué. »
« À l’inverse, qui sait quelles inventions encore inimaginables, quelles expériences inattendues, quelle qualité nouvelle de relations pourrait produire une société qui offrirait à ses membres des conditions matérielles plus homogènes, avec des disparités aussi réduites que possible ? » et, ajoutons, avec la sensibilité qui aura permis cette plus grande équité. Mona Chollet insiste : « On mesure mal à quel point (…) une atmosphère égalitaire et pacifiée contribuerait à notre bonheur » et rappelle ce que l’écrivain Alain de Botton considère « comme la principale tâche de l’architecture (…) : Rendre plus clair à nos yeux ce que nous pourrions idéalement être ». C’est, de mon point de vue, aussi un des rôles de l’art : nous permettre d’éprouver à son contact ce que nous pourrions éprouver au quotidien, rendre plus clair à tous nos sens ce que nous pourrions idéalement être, mais surtout ce que nous pourrions vivre.
Voici, par exemple, ce que notre jardin (un collectif de végétaux et d’animaux que Gilles Clément qualifierait peut-être de jardin en mouvement) m’a généreusement offert de vivre, il y a quelques temps :
Herbes hautes, carottes sauvages
Feuilles et fleurs extravagantes
jaunes, blanches
roses, mauves
Pierres encore mouillées par la pluie
Chants bigarrés des oiseaux
Celui de Whitman disait
« Où que portent vos yeux,
il y a de l’espace illimité
au-delà »
Vivre dans ce monde vivant
La sensation de devenir
l’espace illimité
*
J’imagine combien nos expériences du vivant varient selon le conditionnement socio-affectif qui est le nôtre, selon le lieu où nous nous trouvons, selon notre jardin lorsqu’on a la chance d’en avoir un chez soi ou près de chez soi, selon la plaine, le bitume, les vallons ou les montagnes qui nous entourent, selon la forêt, le désert ou l’océan, selon l’appartement de centre-ville ou d’HLM, selon ce qui se trouve d’un côté et de l’autre de la fenêtre, selon l’absence ou la présence d’un toit, selon les liens que nous entretenons avec les autres habitants des espaces partagés, qu’ils soient humains ou non et selon la politique, les médias et la culture qui perturbent ces liens ou les éclairent.
C’est aussi cela, peut-être même déjà cela, la puissance vitale du collectif.
Je vous souhaite un beau mois de juillet
À bientôt
Olivier
Bibliographie :
Hartmut Rosa, Résonance, Une sociologie de la relation au monde, La découverte Poche
Mona Chollet, Chez soi, La découverte Poche
Alain de Botton, L’architecture du bonheur, Le livre de poche
Walt Whitmann, Feuilles d’herbe, Les cahiers rouges, Grasset