Du rêve au réel, l’invention d’un autre Nous, un exemple de démocratie directe, et comme toujours des aquarelles et des poèmes, pour prendre acte des possibles.
Dans sa théorie du nuage fataliste la lettre de Mai évoquait deux manifestes : celui pour une justice climatique publié par l’association Notre affaire à tous et celui de la vie large de Paul Magnette.
Les fabricants de résignation étant particulièrement exercés, je vous propose d’arpenter à nouveau ces deux écrits. Peut-être nous aideront-ils à nous élever par delà les brumes épaisses, peut-être nous mèneront-ils à d’autres espaces plus ensoleillés, des états plus ouverts, des possibilités jusque-là sous-estimées ou innenvisagées.
Peut-être aussi les aquarelles dont je parsème cette missive rempliront-elles un rôle similaire, en passant par d’autres sentiers, d’autres façons de prendre acte des possibles.
Commençons par l’état actuel des choses du côté des décideurs, en rappelant le paradigme dans lequel ils évoluent - leur mode de pensée, leurs croyances, leurs priorités, les valeurs qu’ils défendent et leurs actions :
« 2015 : les sept pays les plus riches du monde réunis au sein du G7 dépensent 100 milliards pour défendre le pétrole, le gaz et le charbon.
L’année suivante, l’Union européenne verse 112 milliards de subventions publiques pour l’extraction d’énergie fossile.
Sur la même période, les 35 plus grandes banques mondiales lâchent 115 milliards qui s’en vont financer forage en Arctique et en eaux profondes, sables bitumineux, mine et centrales à charbon, exploitation de gaz liquéfié.
Étrange alignement des sommes.
Totale convergence qui ne tient compte ni du réchauffement, ni de l’improvisation financière passée. On continue. Aveuglément.
En France, en 2017, les six plus grandes banques ont accru leurs financements aux énergies fossiles et diminué ceux consacrés aux énergies renouvelables. En Grande-Bretagne, HSBC estime que ses actifs perdraient de 40 à 60 % de leurs valeurs boursières si l’objectif des 2°C était respecté. (…)
Et nous assistons à leur valse mortelle, noyés sous leurs chiffres et leur milliards. Ce n’est pas une économie. C’est une tyrannie. Qui nous a endormis sous des promesses d’abondance ».1
Voici ce que j’appelle le nuage de fatalisme. Il est construit. Il est fabriqué. Chaque jour des individus y travaillent. Des décideurs, des hommes de main et des petites mains à qui on ne cesse de dire qu’ils n’ont pas le choix. Le nuage de la fatalité.
Encore une fois, que faire ?
Selon Paul Magnette et de nombreux militants, observateurs et théoriciens, « il s’agit d’établir que le mal que les humains s’infligent les uns aux autres et celui qu’ils infligent à la nature ne sont pas deux combats entre lesquels nous devrions choisir, mais l’avers et le revers d’une même pièce. De démontrer que le mode de production capitaliste ignore les limites physiologiques humaines et celles de notre environnement terrestre. De convaincre qu’un autre style de vie est possible, et qu’il est désirable pour la quasi-totalité du genre humain ». L’auteur invite à s’appuyer « sur les institutions démocratiques, et cosmopolitiques existantes, beaucoup plus fortes qu’on ne le dit, et les irriguer des luttes en gestation ».2
Quant au manifeste pour une justice climatique, voici ce qu’il rappelle et suggère :
« Deux cents défenseurs de la planète perdent la vie chaque année, sûrement davantage ». « Ils sont purement et simplement assassinés ». « Plus de la moitié d’entre eux sont tués sur les terres encore vierges et convoitées d’Amérique latine. Ceux qui ont exigé leur mort savent qu’ils n’ont rien à craindre. On n’enquête pas sur les meurtres commandités par un gouvernement, une entreprise minière ou une multinationale de l’Agrobusiness. On ne s’embarrasse pas de la disparition d’un militant écologiste ou d’un chef coutumier. »
« Ne les laissons pas seuls. Inventons un autre nous. Finissons-en avec ce nous les humains qui n’avons rien voulu voir, nous les consommateurs aveugles, abreuvés de publicité, nous le troupeau qui faisons la puissance des lobbys à force d’inertie ».
« Créons un Nous de résistance et de vigilance. »
« Nous sommes une nouvelle génération. La génération du climat. À nous, d’où que nous soyons, quel que soit notre âge, d’être cette fois du bon côté de l’Histoire. Aux consommateurs de comprendre que les rayons de nos supermarchés sont pleins de produits issus d’un carnage ».
« Nous savons qui détient la richesse et qui pollue. Nous savons leurs noms et ceux de leurs filiales. Nous connaissons les chiffres. La concentration a au moins l’avantage de nous désigner clairement l’ennemi. Nous sommes non-violents. Mais nous saurons boycotter leurs produits et leurs enseignes. Nous irons manifester là où siège leur pouvoir (…) ».
« Nous sommes partout, sous des noms divers, dans des langues diverses, nous sommes des perturbateurs internationaux, nous entrons en rébellion et nous essaimons. Nous deviendrons leur cauchemar, puisqu’ils ne nous laissent pas le temps de rêver. »1
Cette formule qui sonne bien est mon seul point de désaccord. Ne ne nous laissons pas persuader que nous ne pouvons plus rêver. Ne nous coupons pas de cette source. N’accordons pas ce pouvoir aux fabricants de smog. Celui qu’ils possèdent est amplement suffisant.
N’aurions-nous pas une solution ?
Inventons en effet un autre Nous, mais ne le coupons pas de nos rêves, éclairons-le de nos multiples expériences, sensibilités, connaissances, réflexions et désirs.
N’arrivons-nous pas à un stade de notre histoire où les conditions-mêmes de notre survie nous y obligent ? La vaste écologie planétaire, cet incroyable équilibre dynamique, cette intelligence créative à la complexité éblouissante, ne nous y pousseraient-ils pas ?
Voici donc une réponse.
Que faire ? Développer et affirmer un Nous actif et heureux de l’être, un Nous mêlant joyeusement des femmes, des hommes, des filles, des garçons, des jeunes et des vieux, de jolis rats des champs, des villes et des deux à la fois, des privilégiés et des êtres éprouvés, des ouvrières, des ouvriers, des artisans, des soignants, des personnes sans emploi des personnes avec emploi, des gens sans spécialité - des généralistes donc - et des spécialistes, des qui se disent manuels et d’autres qui se disent intellectuels, des qui se disent ignorants, d’autres qui se prétendent sachants, des qui se disent artistes et d’autres scientifiques, philosophes, techniciens, bricoleurs ou rien de tout ça, des bavards, des taiseux, des timides, des marrants, des rêveurs, des idéalistes, des qui veulent du concret, des qui aiment se remonter les manches, des émotifs, des gens capables de garder leur sang froid, des sangs-chauds, des sangs-mêlés, des peaux rouges, des peaux noires, pâles, brunes, jaunes, des gens qui vivent là où ils sont nés, d’autres qui ont migré, des gens capables de s’écouter mutuellement, s’y exerçant, trouvant dans le dialogue une stimulation à l’introspection et un goût de l’autre, trouvant dans cet entraînement une nouvelle confiance, devenant chaque jour plus poreux à l’autre, à ses caractéristiques, ses qualités, son identité, devenant chaque jour plus conscients de la puissance de cette reconnaissance mutuelle. Un Nous bigarré, à la diversité joyeuse, à la joie puissante.
Nous comprendre, nous aimer, comprendre cette vie, aimer cette vie, Aquarelle sur papier 29,7/42 cm, Mai 2024
C’est précisément un rêve, me direz-vous peut-être. En effet. Ce rêve, certaines femmes et certains hommes le tentent, l’expérimentent, le cultivent et l’affinent dans des formes de démocraties autrement plus authentiques que les nôtres, malgré des conditions particulièrement difficiles, comme au Chiapas3 et au Rojava4 mais j’aimerais évoquer un exemple ayant lieu sur une territoire moins lointain, celui d’un village de Meuse. Vous savez peut-être qu’avec quelques ami.e.s j’anime ce que nous avons appelé le Café Itinérant de la Transition. Lors d’un de ses rendez-vous nous avons invité Claude K. le maire de ce village, venu avec Karine, conseillère municipale et Sylvie, une autre habitante.
À Ménil-la-Horgne, on applique depuis quelques années la démocratie directe. Les citoyennes et citoyens (environ 200) peuvent se rendre à des assemblées citoyennes ouvertes à tous les habitants du village. Le principe en est très clair : les décisions prises par ces assemblées sont systématiquement appliquées par le conseil municipal. Karine, au départ peu convaincue, explique quelques années plus tard que « ce qui se passe dans ces débats est magique ». Elle décrit un processus d’interaction intégrant désirs, besoins, responsabilité et pensée inventive qui semble manifester à merveille une forme d’intelligence collective.
De façon très modeste, le maire et initiateur de cette aventure, Claude Kaiser, explique que « la démocratie directe, c’est très simple à mettre en place » et que les Meniloises et Menilois (nom choisi par l’assemblée citoyenne) sont, en tous points comparables au Français moyen. Pas de catégories socioprofessionnelles ou d’orientations politiques qui détonneraient au regard des autres villages de notre pays. Pas de groupuscule gauchiste, ni d’activisme anarchiste, pas plus de communauté néo-hippie ou de gang écolo, pas d’université anarcho-syndicaliste …
C’est « seulement » le processus de démocratie directe, la confiance accordée au Nous, qui a créé ce Nouveau Monde où chacun peut exposer ses points de vue, ses envies, ses rêves. L’assemblée les écoute, les discute, en interroge la validité, les analyse et décide, le cas échéant, de la façon dont on les réalisera. Chacun argumente, questionne, recherche des solutions. Le maire se charge de toutes les tâches administratives, de recherche de subvention, de vérification du caractère légal et de mise en œuvre. On y a décidé par exemple le rachat de bâtiments, la création d’un café communal, la location d’espaces - presque offerte tant que l’activité reste économiquement fragile - à des professionnels de santé et de bien-être, l’installation d’éoliennes, etc.
Vous pensez peut-être : « C’est une jolie expérience mais ça ne peut fonctionner qu’à toute petite échelle ». Bon, si tous les villages et hameaux de France, d’Europe et du monde se mettait à pratiquer la démocratie directe, on peut supposer, il me semble, que ce serait déjà pas mal, non ? Mais les villes aussi peuvent fonctionner de cette manière, quartier par quartier. Et comme mentionné plus haut, le Rojava et le Chiapas l’organisent à l’échelle de territoires équivalents à celui de la Belgique pour le premier et d’un département français pour le second.
La stratégie « du rêve au réel »
Il existe une relation entre notre présence à ce qui est - le réel - et notre présence à ce qui pourrait être - le rêve. Cette relation me semble nécessaire. Je crois que la couper constitue l’erreur fondamentale, trop souvent reproduite par les combattants et les révoltés, quelque soit leur camp.
De quoi avons-nous besoin si ce n’est d’un monde où l’intelligence relationnelle remplace l’économie de la domination ? Ne désirons-nous pas une forme d’harmonie ? Ne pouvons-nous pas en rêver, y penser, en parler, la dessiner ?
Sans titre connu, Aquarelle sur papier, 29,7/42 cm, Mai 2024
Les fanatiques de l’ordre absolu ont gagné lorsque nous croyons n’avoir plus le choix, lorsque nous croyons n’avoir plus le temps - de penser, d’échanger, de créer, d’analyser, de sentir, d’expérimenter, de respirer, d’aimer, d’élaborer, de rêver. Le rêve, à l’épreuve du réel, nourri par le contact avec l’harmonie déjà présente - en nous, entre nous, dans ce que nous appelons la nature et dans la vie elle-même - nous rend d’une part heureux, d’autres part plus forts, crédibles et enviables.
Donnons envie, donnons de la vie, stimulons le désir d’une vie heureuse, en la cultivant.
Nous sommes les 99%.
Devenons le cauchemar des 1 %, de leurs milices, leurs communiquants et leurs suiveurs en devenant les 99% de la joie, les 99% d’un rêve contagieux, capable de faire basculer toutes celles et ceux qui, en nous et autour de nous, souffrent de fatalisme. Ou d’addiction au pouvoir.
*
Bruit moussu de l’eau
versé sur le café
et l’espace qui s’ouvre
*
Nuit sans étoile
Sans problème non plus
Un sentiment de légèreté
*
Après la pluie et ses grosses gouttes
une éclaircie et, un instant
l’éblouissement
*
Voilà, voilà
À bientôt chères amies lectrices et chers amis lecteurs
Sources et notes :
1 Comment nous allons sauver le monde, Manifeste pour une justice climatique, Notre affaire à tous, Massot éditions.
2 La vie large, Manifeste écosocialiste, Paul Magnette, La découverte Poche.
3 Le Chiapas est une région du Mexique où la population indienne est très largement majoritaire. À partir de cette culture, l’expérience zapatiste a donné lieu à une forme d’autogouvernement populaire, avec un système de démocratie directe, dont l’instance principale est l’assemblée communautaire au sein des villages. Cette expérience se poursuit, avec un échos international. On peut trouver quelques informations, par exemple ici :
https://rapportsdeforce.fr/linternationale/25-ans-dinsurrection-zapatiste-cest-une-forme-de-democratie-reelle-radicale-02203160
4 Le Rojava est une région kurde du nord de la Syrie. Sa constitution, nommé Contrat social de la Fédération démocratique de la Syrie du Nord, associe la démocratie directe à la démocratie parlementaire. Les communes autonomes, les assemblées législatives et les conseils exécutifs de cantons et de régions, sont fédérés par l’Administration autonome démocratique. On peut également trouver des informations sur le net :
https://reporterre.net/N-abandonnons-pas-la-democratie-directe-du-Rojava
https://www.commune1871.org/la-commune-de-paris/histoire-de-la-commune/a-l-heure-du-bilan/1673-lexperience-democratique-du-rojava
Remerciements :
Merci à Cathy O. pour son retour sur la dernière lettre, qui m’a probablement inspiré l’introduction de celle-ci. Merci pour votre lecture à toutes et tous. Merci pour vos commentaires. Et bien-sûr, merci à Béatrice sans qui cette lettre n’existerait pas, qui la relit et retravaille numériquement les photographies de mes aquarelles.