Ouvrir l’espace de l’attention
Comment ouvrir notre conscience, comment approfondir notre présence ?
Comme beaucoup d’occidentaux je crois avoir presque toujours considéré, sans véritablement m’en rendre compte, que tout repose sur la pensée.
Encore aujourd’hui, je constate que ce parti-pris est quasiment devenu pour moi un réflexe. Comme si la pensée pouvait tout résoudre, qu’elle était toujours le meilleur atout pour percevoir, agir, connaître le bonheur et être dans la réalité.
Mais qu’est-ce qui nous permet de percevoir ?
Nous sommes dotés de nos cinq sens, la vue, l’odeur, l’ouïe, le goût et le toucher - avec son caractère proprioceptif qui nous permet de percevoir l’intérieur de notre corps.
Nous éprouvons donc des sensations.
Nous sommes également capables de sentiment pour quelqu’un ou pour un endroit : nous sommes amoureux d’une femme ou d’un homme, avec quelques nuances, d’un paysage, d’un rocher moussu, d’une plage, d’un arbre.
Nous sommes également traversés d’émotions, qui s’associent particulièrement à nos sentiments.
Nous connaissons enfin la pensée et il nous faut souvent fournir un effort inhabituel pour reconnaître ce que celle-ci doit à nos sensations, nos sentiments et nos émotions.
En général, l’école et plus généralement l’éducation que nous avons reçue nous ont plutôt imprégnés de la croyance inverse : c’est en fragmentant nos capacités, en mettant de côté nos émotions, nos sentiments et nos sensations que nous pouvons penser clairement.
Ce qui, je crois, constitue une erreur fondamentale et entraîne une grave confusion.
La difficulté de penser, et de bien penser, ne vient pas de nos facultés sensibles mais du fait que nous les laissons en souffrance.
Que nous parlions en terme de niveau ou d’ouverture de conscience, d’intelligence ou de clarté, chacun est en mesure de reconnaître, par l’exercice si besoin, que porter notre attention pendant ne serait-ce qu’une minute sur ce que nous ressentons physiquement là en cette instant - que nous lisions ce texte, que nous soyons immobiles ou en train de marcher - change notre perception, notre compréhension, notre présence, notre mode de pensée, notre état émotionnel et affectif.
Quelques instants d’attention à mon corps et l’agacement presque viscéral que j’éprouve pour ce collègue à l’attitude pédante change légèrement de couleur.
Non pour effacer mon agacement. Non pour le recouvrir d’une de ces morales pratiques et efficaces, comme on nous on vend chaque jour par lot de douze et qui toutes s’accordent pour nous persuader de notre très haute sagesse : « j’accepte autrui avec ses caractéristiques ; je ne porte pas de jugement sur son attitude ».
Pourquoi diable se raconter des histoires aussi peu fondées ? Si un individu a comme jeu favori de mépriser ses cibles, il me paraît judicieux d’estimer qu’il s’agit bien d’une forme probable de sadisme et il y a de quoi s’en inquiéter. Par contre il serait regrettable que l’identification de ce problème n’aboutisse pas à une action adéquate et ne m’amène qu’à ressasser ma colère.
Le retour au corps est une possibilité pour m’aider à retrouver mes capacités, mon aisance, ma liberté.
Mon émotion est toujours là. Je suis toujours agacé. Mais quelque chose a changé dans la façon avec laquelle le désir de rétablir une certaine équité s’impose à moi. Pour le dire autrement, ce que je vis est un peu moins le foutoir.
Le sens tactile - comme d’ailleurs les autres sens, chacun à leur manière - offre cette possibilité d’ouvrir un espace. De cet élargissement une solution peut alors se présenter. Par exemple, signifier mes limites à ce collègue, ou si je considère que cela me demanderait trop d’énergie, tout simplement l’éviter. Ce retour au corps ne me permettra pas d’accéder à l’amour inconditionnel du prochain comme le prétendent les bradeurs de sagesse mais je serai peut-être un peu plus libre de ma colère. Disons que, lorsque je croiserai ce collègue, au lieu de bouillir le reste de la journée, il me suffira de constater que décidément ce type m’est pénible. Pour pouvoir passer à autre chose.
Porter notre attention à nos sensations, nos émotions et nos sentiments, tenter de réouvrir l’espace dont ils ont besoin pour leur permettre d’exister et pour nous permettre de les reconnaître comme nôtres change profondément notre état interne. Ce changement modifie nos perceptions, notre compréhension, notre représentation du réel, nos gestes, nos choix, nos actes, notre mode relationnel et toute notre qualité de présence. Le goût de la vie présente s’en trouve tout autre.
Ne sommes-nous pas un monde de mouvement ? Aquarelle sur papier 50/70 cm 2024
Ce goût a toute son importance dans l’ouverture ou la fermeture de notre disponibilité, ou pour le dire autrement, de notre esprit-cœur - pour être plus juste, il faudrait parler d’esprit-cœur-corps ou une formule dans ce genre mais… ça sonne vraiment mal, comme trois morceaux de saucissons réunis.
C’est précisément lorsque nous ne déambulons pas dans la vie comme des êtres fragmentés, des sacs bringuebalant leurs trois bouts de saucissons, que notre intelligence naturelle s’épanouit d’elle-même.
Nous sommes chacun, chacune, des sensibilités charnelles, émotionnelles, sentimentales et intellectuelles. Et si le mot spirituel a un sens, il se trouve, je crois, dans la réalisation de cette union vibrante, de cet ensemble dynamique, ce complexe résonnant. Cette vitalité. Cette intelligence.
Tentons d’accorder notre attention à ce phénomène. Tentons de reconnaître ce qu’il se passe en nous lorsque nous écoutons équitablement et sans jugement nos sentiments, nos émotions, nos perceptions corporelles et nos pensées. Ce que j’entends par écouter équitablement consiste à porter d’abord mon attention aux sentiments, émotions et perceptions corporelles, afin de contrebalancer cette fâcheuse habitude qui privilégie la pensée.
On pourrait considérer que la pensée va s’en trouver vexée. Ce n’est pas du tout le cas ! Au contraire elle retrouve une fraîcheur, une vivacité, une clarté, une densité et une précision qu’elle avait perdues et dont elle s’écarte tristement lorsqu’on la pousse à dominer.
J’en conclus que la pensée est un animal coopératif… capable de se précipiter vers les positions surplombantes.
Comme l’émotion. Comme la sensation. Comme l’enfant devant un paquet de bonbons. Comme moi, a priori adulte, devant café et chocolat. Irrésistiblement.
C’est peut-être ce caractère irrésistible du désir qui m’intéresse : comment le garder, comment vivre avec son pétillement ? J’ai l’impression qu’il y a là un jeu à trouver.
Pour cultiver la présence, enrichir le goût, stimuler la vitalité.
En engloutissant café et chocolat, j’éprouve un certain plaisir… qui me laisse paradoxalement une certaine frustration. En réalité, mon être complet a envie d’autre chose. Je crois qu’il a envie d’apprécier. Au mieux de ses possibilités. Apprécier ces graines et ces fruits, cultivés, cueillis et préparés avec soin loin d’ici, par des femmes et des hommes que je ne connais pas. J’ai besoin d’être présent à ces graines, ces fruits et cette eau. J’aime aussi me relier par une forme d’empathie à ces gens. Peut-être aussi que - j’en ai le sentiment mais je ne saurais pas l’expliquer - ces graines, ces fruits et cette eau ont besoin que je leur sois présent. Peut-être aussi - je ne veux convaincre personne - que penser à quelqu’un peut avoir un effet sur lui.
Je crois qu’apprendre à goûter quelque chose qu’on aime, ou même quelqu’un, est similaire à l’apprentissage de notre intériorité.
La présence pleine à ce qui vit en nous élargit, densifie et illumine notre vie, notre perception, notre compréhension et notre créativité.
Ne serait-ce pas intéressant de nous exercer quotidiennement à cette présence relationnelle ?
Dans le train, au travail, avec nos proches, dans un magasin, devant un écran, avec son chat, nos enfants, notre conjoint, dans la rue ou la forêt, en créant, s’activant ou en ne faisant rien.
Comment nos émotions se manifestent ? Que nous disent nos sentiments, nos sensations, nos pensées ?
Je trouve que nous sous-estimons la puissance de cette attention.
Moi le premier. C’est peut-être la raison pour laquelle j’écris cette lettre.
Éprouver cette expérience, être simplement attentif à ce qui se présente en nous, produit un état, une présence, une intelligence d’une autre qualité. Nous l’avons tous vécu. Nous le vivons tous.
Mais nous n’y portons pas toujours l’attention que ce phénomène mérite.
Observons comment cette attention peut nous rendre moins confus, plus droit, plus doux, plus joyeux, plus confiant, plus vivant.
Et imaginons quels effets cette attention pourrait produire si elle était partagée - à deux, à trois, à plus, à beaucoup plus !
C’est ce que nous verrons dans la prochaine lettre.
Mais pour l’instant, je vous propose de nous séparer momentanément sur ces quelques lignes :
*
Tempête dans la nuit d’hiver
Les plaines d’Occident courbent sous l’indigo
Près d’un feu, souriant
Mon thé s’appelle « printemps à Kyoto »
*
Éprouver cette expérience Aquarelle sur papier 50/70 cm 2024
Je nous souhaite, pour ce mois de février, une présence joyeusement attentive !