Ne développons-nous pas une qualité particulière de regard lorsque nous ne nous spécialisons pas « trop », c'est-à-dire lorsque nous restons capable de nous impliquer dans ce qui nous importe sans sacrifier tout le reste ? C'est la question que je me pose depuis quelques temps.
Je ne veux pas dénigrer les parcours remarquables de certaines et certains d'entre nous. Pas plus que je ne souhaite remplir de désespoir toutes celles et ceux qui consacrent douze heures par jours, six ou sept jours par semaine à leur laboratoire ou leur entreprise. S'ils parviennent ainsi à créer de la richesse, comme on le prétend souvent, et si celle-ci leur paraît suffisamment chargée de sens pour eux et les autres, peut-être que leur choix (quand ils ont la chance que c'en soit vraiment un) est hautement pertinent. Dans leur cas.
Ma question est plutôt : pourquoi donc en faire un modèle ?
Combien de chansons, combien de films, de discours et de romans mettent en scène des figures de héros parvenus au sommet de la gloire grâce à leur endurance et leur capacité particulière à reléguer les sentiments au second plan, du moins ceux qui n'alimentent pas leur désir de succès ?
Pourquoi la valeur de notre démarche serait-elle moindre quand elle laisse toute leur place aux sentiments dans un large éventail de domaines ?
Migration, Aquarelle sur papier recadrée et retouchée, 29,7/42 cm,
septembre 2024
Nous sommes tellement imprégnés d'une notion d'identité faite d'un seul bloc que nous la réduisons tristement à quelques aspects : notre âge, notre genre, notre éventuel métier et notre éventuelle famille.
Au point où, en règle générale, c'est avec ces repères qu'on se présente ou qu'on demande aux autres de se présenter. À la question « Alors, toi, tu fais quoi dans la vie ? » nous allons avoir tendance à répondre « Je suis couturière et j'ai deux enfants ».
Sauf, si bien-entendu, on n’est pas plus couturière que mère. Mais pourquoi ne répondons-nous pas : « Oh la ! Quelle vaste question ! Je vis avec mon amoureux et nos deux filles. Je m'intéresse pas mal à l'astrophysique, j'aime bien la mécanique, j'aime aussi aller au cinéma, j'adore me baigner, je fais une thérapie depuis un bon moment déjà, d'ailleurs ma thérapeute commence à en faire une déprime, je milite dans un groupe écoféministe… et je suis aussi couturière » ?
Ne sous-estimons pas la dimension multiple et chatoyante de nos besoins et de ce qui nous constitue ?
Là ! Aquarelle sur papier recadrée et retouchée, 29,7/42 cm, septembre 2024
Consacrer une très grande partie de sa vie à un seul domaine a évidemment ses avantages. On devient spécialiste, expert, ce dont la collectivité peut tout-à-fait avoir besoin.
Mais n'est-ce pas aussi essentiel d'avoir parmi nous des généralistes, des personnes qui peuvent se sentir liés à leur métier et bien davantage encore à leur vie affective ?
Nous sentons-nous rassuré devant une personne qui, manifestement a pris depuis longtemps l'habitude de reléguer dans un ténébreux arrière-plan ses sentiments et ses émotions ? Si cet expert connait bien son domaine comment peut-il le relier aux multiples autres aspects de l'existence en les connaissant si mal et en leur accordant si peu de valeur ?
S'intéresser aux dynamiques du vivant, entretenir son logement ou son jardin, s'engager pour une véritable démocratie, donner un coup de main à celle ou celui qui en a besoin, être présent pour ses proches, enfants, parents, conjoints, amis, parler de soi dans un climat de confiance, comprendre l'autre dans toute sa différence, être disponible à notre existence, tout cela demande un temps considérable.
Consacrer l'essentiel des nos nuits et journées à nous entraîner à « être le ou la meilleur.e » dans tel ou tel domaine peut paraître admirable mais n'est-ce pas plus enviable encore de délaisser cette course parce qu'on refuse d'y abandonner une bonne part de notre humanité ? Parce qu'on refuse d'y délaisser celles et ceux qu'on aime ?
Cet instant, Aquarelle sur papier recadrée et retouchée, 29,7/42cm, septembre 2024
Ne serait-ce pas cette humanité qui manque aux décisions les plus fondamentales dans nos sociétés dîtes évoluées du capitalisme finissant ?
Est-ce vraiment raisonnable de valoriser autant les parcours de vie fondés sur une forme d'indigence affective liée à une coupure du réel dans toute sa diversité, une coupure permettant une extrême spécialisation, dont l'utilité reste souvent à prouver ?
Ne serait-il pas opportun d'accorder à l'inverse toute notre estime, et même notre admiration, pour toutes ces personnes qui n'ont pas nécessairement eu la chance d'accéder à des métiers gratifiants mais ont su par ailleurs cultiver leur amour de la vie ?
Ne pourrions-nous, sans prétendre aux connaissances et savoirs-faire des spécialistes, reconnaître davantage la qualité et l'intérêt de nos divers besoins et centres d'intérêt ?
Ne pourrions-nous valoriser davantage le fait de garder une attention ouverte et un goût pour la diversité du vivant ?
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Je vous souhaite une douce entrée dans l’automne !
Exceptionnellement, cette lettre ne se termine pas par un poème
Le poème
c’est votre diversité dans votre unité
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À bientôt
Olivier