Mêler le dehors au dedans
Encore une fois, je m’interroge sur les liens entre notre santé affective et celles de nos démocraties.
Comment nous sentons-nous dans nos vies ?
Comment nous sentons-nous dans ce monde ?
Et dans quelle mesure un État peut-il relever encore de la démocratie lorsqu’une majorité de ses membres se sont désinvestis de l’engagement politique (dans tous les sens qu’on peut lui donner) ?
Cet engagement reste une valeur peu partagée au moment-même où nous en avons le plus grand besoin face aux bouleversements écologiques, pour ne citer que ceux-ci.
Ne devrions-nous pas être toutes et tous occupés à échanger, expérimenter des manières de faire autrement , et comme le proposent Cynthia Fleury avec Antoine Fenoglio, « concevoir des modes d’être ou d’agir résilients, susceptibles de refonder des émancipations (…), faire advenir le réel autrement que dans son fracas (…), de le donner vers son ouvert (…) »* ?
Ce phénomène du désengagement n’est pas nouveau. Il a même une histoire dont on peut rappeler un moment décisif, peut-être déjà mentionné dans une précédente lettre. Pour faire face à la vague populaire qui se saisissait mondialement de la contestation, de la réflexion et de la créativité politiques, entre la fin des années 60 et le début des années 70, Samuel Huntington donnait ce conseil aux représentants des pays les plus riches (Europe occidentale, Amérique du Nord, Asie du Pacifique) : « Le problème dans toutes les démocraties occidentales, c'est qu'il y a trop de démocratie, le peuple se prend au sérieux. Pour en finir avec cette attitude et pour que les dirigeants puissent diriger, il faut installer de l'apathie politique. »
Presque un demi-siècle plus tard, nombre d’entre nous croient pouvoir se vanter, au nom de leur libre-arbitre éclairé, de n’accorder aucune confiance en la politique et à avoir mieux à faire que de s’en préoccuper. Je comprends aisément l’absence de confiance. Tout autant que l’envie de se tourner vers d’autres préoccupations. Mais je ne suis pas d’accord lorsque cette position fait passer le désengagement et le désenchantement pour le nec plus ultra de la maturité socio-philosophique.
Comme nous le rappelait Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, tout se passe comme si nous étions envoûtés par le capitalisme.**
Comme chacun le sait, parmi celles et ceux qui se prétendent désillusionnés de la politique, on en trouve qui prennent le parti du repli sur soi - et sur un passé nécessairement meilleur - qui flirtent sans trop d’inquiétude avec un néo-fascisme à peine déguisé ou carrément affiché comme tel.
D’autres préfèrent simplement ne pas se mêler de ce qu’ils considèrent comme un panier de crabe.
D’autres encore, au nom de hautes convictions anarchistes - dont je partage par ailleurs beaucoup de valeurs - s’interdisent de donner leurs voix à des candidats, même lorsqu’ils se reconnaissent dans leur programme, au nom du refus d’être représentés.
Et l’humain, dans ce joli monde blasé - cette maussade mélancolie qu’il nous arrive toutes et tous d’entretenir - est tellement accaparé par l’obligation de prendre sa place dans un univers de compétition généralisé, tellement usé par le travail ou l’absence de travail, tellement dévoré par la surconsommation ou le manque de biens premiers, tellement hypnotisé par les écrans et leurs récits sans cesse renouvelés, tellement épuisé par les difficultés relationnelles que ce type de contexte engendre, aspire, je crois, au repos.
Qu’on lui foute la paix, enfin !
Sentiment que je partage. Encore une fois.
Et encore une fois, sauf si on considère pouvoir trouver la paix dans les dits écrans, la dite surconsommation, le fantasme sécuritaire ou la rivalité permanente.
Comment une vie riche de liens, de rires et de sens, comment la paix à laquelle nous aspirons, pourraient advenir grâce aux ingrédients d’un monde dont on observe chaque jour davantage les incohérences ?
Autorisons-nous donc à respirer, à sentir, à percevoir sensiblement .. et à rêver. À nouveau.
De quoi donc avons-nous tant envie ? Que désirons-nous ? De quoi avons-nous si profondément besoin ?
N’est-ce pas une nécessité d’entendre à nouveau le monde, de nous entendre, de nousécouter, de nous ressentir, vivants parmi les vivants, humains parmi les autres humains, humains parmi les autres animaux, parmi les végétaux, les arbres, les ruisseaux, les océans ?
N’avons-nous pas besoin de réinventer une manière de faire société en réintégrant les dimensions affectives, sensorielles, existentielles, culturelles et spirituelles ? En leur redonnant une place centrale et en les ré-accordant avec la créativité qu’elles peuvent susciter.
Est-ce que ça ne pourrait pas être cela, réinvestir la politique autrement ?
Est-ce que choisir ensemble, éprouver ensemble et inventer ensemble ne pourrait pas constituer une définition de la démocratie ?
Cartographie des potentialités - Il y a de quoi faire, Aquarelle sur papier, 29,7 / 42 cm, Détail, 2023
En condamnant les idéologies politiques trop souvent meurtrières, nous avons rejeté massivement la politique.
En repoussant les dogmes religieux tout aussi pourvoyeurs en massacres, nous avons abandonné le spirituel.
Cela nous a-t-il prémuni contre les dogmes néolibéraux ?
Cela nous a-t-il protégé des interprétations religieuses les plus criminelles ?
Cela nous a-t-il préservé du capitalocène ?
Non. Nous avons laissé les prêtres de tout poil nous dicter nos croyances et nos modes de vie. Nous avons laissé la politique aux mains de celles et ceux qui se définissent comme dominants à juste titre.
Heureusement, nous l’avons laissée aussi à d’autres femmes et d’autres hommes qui, malgré le désintérêt général, ont entretenu le désir d’un monde plus désirable par et pour toutes et tous et ont agit pour le faire advenir.
Au-delà de notre caste. Au-delà même de notre espèce animale.
La politique, c’est la vie de la cité, c’est-à-dire la vie des humains les uns avec les autres, des humains traversés par cette vie qui les dépasse au sein d’une biosphère qui les dépasse.
Je rêve d’une Assemblée Nationale où chaque député.e, avant chaque prise de parole, la sienne ou celle d’un.e autre, se relierait à la sensation de la vie qui le traverse et le dépasse.
Je rêve d’une école où chaque enseignant.e, chaque élève, de la petite enfance à l’âge adulte, et tout au long de sa vie, cultive son lien à cette ampleur.
Je rêve de conseils municipaux, de conseils de quartiers, de conseils d’usines, de bureaux, de fermes où chaque décision soit soupesée à l’aune de cette incompréhensible beauté.
Je rêve d’existences vécues, dans leurs dimensions individuelle et collective, en lien avec ce « qu’est-ce que je ressens ? Qu’est-ce que je perçois en cet instant de la vie en moi et autour de moi ? ».
Je rêve d’une culture de l’intériorité et du dehors mêlés. « Qu’est-ce qui, en moi, permet ou entrave l’ouvert ? Qu’est-ce qui, entre nous, facilite ou complique inutilement cette écoute ? Qu’est-ce qui favorise ou empêche son expression singulière ? »
Je rêve d’une politique reconnue comme un espace éminemment affectif, saisie dans son lien vital avec la subjectivité et l’inévitable difficulté de se comprendre. Une politique basée sur la prise en compte de cette affaire épineuse : s’entendre. Se comprendre les uns les autres. Et se comprendre soi-même, dans tout son être, conscient et inconscient.
Je rêve donc d’une politique dans laquelle ses membres auraient le goût du travail sur soi plus que le goût du pouvoir sur l’autre.
Je vous entends, je m’entends moi-même, reconnaître que nous en sommes probablement loin.
Ce serait difficile de le nier. Mais ce serait mentir par omission de ne pas reconnaître qu’on trouve, parmi les personnes qui s’engagent politiquement, et depuis longtemps, nombre d’individus privilégiant l’empathie, la qualité relationnelle, l’écoute et la quête de sens.
Dernièrement, lors de la première londonienne du film The old oack, Ken Loach expliquait que « l’espoir n’est pas une pensée magique. C’est un chemin crédible que l’on trouve au milieu des problèmes auxquelles on est confronté. » Avant que le rideau s’ouvre, il dit alors en levant le poing « profitez de l’instant camarades ! »
Il y a ici l’appel au présent et le rappel de ce que peut être une espérance active, politiquement, poétiquement et affectivement.
Un appel où le spirituel, du moins la conception que j’en ai, est en lien vivant avec le social.
*
On ne les voit pas encore
mais elles sont là
traversant le ciel
en pleine nuit.
Chant des grues
*
Matin d’automne
Les arbres encore chargés de feuilles
s’ébrouent dans le vent
et brillent
brillent après une pluie diluvienne
brillent dans cette clarté
cette lumière
inattendue
*
*Cynthia Fleury & Antoine Fenoglio, Ce qui ne peut être volé, Charte du Verstohlen, Tracts Gallimard, page 4
**Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, Les empêcheurs de penser en rond/le seuil, 2005.