Est-ce que le monde du morcellement a fait son temps ?
Peut-être que, de tout temps, l’humanité a oscillé entre deux approches du monde et de la vie : s’attacher au détail ou à l’ensemble, fragmenter ou relier.
Bien que complémentaires, ces deux modes de perception, d’action et de recherche semblent s’être éloignés l’un de l’autre.
Le premier a évincé - parfois même effacé - le second.
C’est par le fragment, l’isolation d’une région, d’une espèce, d’une molécule, d’un type humain, d’un phénomène, que ce sont élaborées les sciences. Sciences au service des techniques, techniques mises à la disposition du commerce et de l’industrie, le tout présenté sous le vocable de « progrès ».
L’autre grande approche peut, me semble-t-il, être qualifiée de relationnelle. Avec elle, plus que l’individu en lui-même, ce sont les liens entre les individus, entre les êtres vivants, qui se retrouvent au centre de l’attention. Avec elle, les objectifs qu’on se donne participent nécessairement d’un réseau de liens riches et complexes.
La vie sur Terre est parfois bien étrange
Si les sciences opèrent généralement par la fragmentation, ce sont les religions qui se sont longtemps chargées du sens général.
Ce que nous apprend l’étymologie n’est pas anodin : le mot sciences vient de scientia « connaissance » qui dérive de sciens, scientis « qui sait ». Et Scire a peut-être eu à l’origine le sens de « trancher ». De son côté le mot religion viendrait de religare « relier », mais aussi de legere « cueillir, recueillir, redoubler d’attention ». Précisons aussi que durant des dizaines de milliers d’années la dimension spirituelle, présente en toute chose, tout être et toute action, n’avait pas besoin d’être reléguée dans un domaine à part, comme c’est le cas aujourd’hui - en dehors des sociétés premières ou traditionnelles.
Dans l’esprit commun, les sciences sont identifiées à la Raison et les religions aux croyances et aux dogmes. C’est d’ailleurs pour s’en affranchir que, dans un nouveau courant culturel, un nouveau souffle, l’Europe de la Renaissance a cherché, ici, à voir de ses yeux l’intérieur du corps humain, là, à démontrer que la terre tourne autour du soleil.
Mais, c’était oublier que l’être humain, avec ou sans religion, vit avec des croyances. Et de nouveaux interdits, de nouveaux dogmes, de nouveaux récits et de nouveaux tabous ont remplacé les précédents ou les ont accompagnés.
Le capitalisme industriel et financier, qui dirige encore le monde, se montre particulièrement respectueux de la science, lorsqu’elle offre de nouveaux objets, de nouvelles machines, de nouvelles technologies ou de nouvelles théories dont il peut, à ses fins, se saisir. Mais si cette science réintègre une perception globale du réel qui le remet en cause, il l’ignore, la minimise ou la qualifie d’obscurantisme - c’est-à-dire cherche à la faire basculer dans la face obscure du phénomène religieux.
Dès qu’une approche relationnelle pointe le bout de son nez, dès qu’on rappelle le lien, pourtant évident, entre la « très sainte croyance en la très sainte croissance » et le bouleversement climatique, la chute de la biodiversité, la santé, l’acidification des océans, le partage des richesses ou même simplement, le sens de la vie, nos représentants gouvernementaux se comportent, au nom des « lumières » comme les prêtres d’une nouvelle inquisition. Avec le même aveuglement, la même ignorance feinte ou réelle et la même cruauté.
Pour un néolibéral, l’économie est une science lorsqu’elle répète jusqu’à la nausée son mantra de la main invisible du marché ou celui du ruissellement. Elle devient une idéologie lorsqu’elle explicite la nécessité de taxer les transactions financières. Même à un taux extrêmement bas.
L’attitude des simples citoyens devant nos élus n’est pas toujours plus rationnelle.
Le fait que la notion de Capitalocène ou d’Anthropocène soit largement partagée n’empêche pas nombre d’électeurs de continuer d’associer l’ordre aux partis capitalistes et le chaos aux partis de gauche.
Exploiter le vivant jusqu’à plus soif, créer de telles inégalités, de telles fractures sociales et de tels phénomènes de domination (entre humains ou plus largement sur notre environnement) qu’ils engendrent nécessairement de dangereuses réactions en chaîne, tout ceci semble rester pour ces élus et leurs électeurs, raisonnable et rationnel. En un mot : rassurant.
S’atteler à une organisation de la société qui tienne compte d’une perception globale du monde et du vivant,
appeler à la solidarité et à la prise en compte des recommandations du GIEC,
oser revendiquer le besoin d’harmonie ou le goût de l’empathie,
tout cela leur semble associé à l’irraisonné, au déraisonnable.
En deux mots : trop inquiétant.
Nos sociétés, par pans entiers, s’enferrent et s’enferment dans le refus d’envisager d’autres perspectives que ce qui leur a permis de dominer le reste du monde et se déculpabilisent en faisant passer ce refus pour une impossibilité.
Les crises économiques, la crise écologique, l’état de tension permanente dans le monde du travail, dans les relations internationales, dans le rapport entre gouvernants et gouvernés ou employeurs et employés n’altèrent en rien l’assurance des dirigeants. Le fait que différentes expressions populaires ou institutionnelles rappellent au réel ce capitalisme finissant n’altère pas davantage l’assurance de nos gouvernants.
Il subsiste peut-être ici un verrou qu’il faudrait faire sauter. Ne faudrait-il pas, en effet, se demander avec plus d’insistance si cette assurance n’est pas le signe tangible d’esprits particulièrement bornés et désordonnés, à force de morceler l’existence, la leur et celle des autres, à force d’en jeter des pans entiers et à force de rester fascinés par les fragments qui les arrangent ?
Edgar Morin parle à juste titre d’un « refus d’aborder les réalités du monde, de la société et de l’individu dans leur complexité », le terme complexité étant entendu « dans son assertion complexus, qui signifie ce qui est tissé ensemble, dans un enchevêtrement, un entrelacement, transdisciplinaires. »
C’est bien à cette entrelacement, c’est bien à ce réinvestissement de l’approche holistique, qu’il est nécessaire d’œuvrer.
Et l’art y a toute sa place.
Soulignant la nécessité de la culture, le philosophe rappelle qu’elle « n’est pas un luxe, elle nous permet de contextualiser au-delà du sillon qui devient ornière. L’obligation d’être ultra performant techniquement dans sa discipline a pour effet le repli sur cette discipline, la paupérisation des connaissances et une inculture grandissante » et précise que « c’est aussi, parce que nous manquons de spiritualité, d’intériorité, de méditation, de réflexion et de pensée que nous échouons à révolutionner nos consciences ».
Ne serait-ce pas stimulant de sentir que, par delà les périls actuels, nous pouvons être amené chacun, chacune, à participer, un demi millénaire après la première, à une nouvelle Renaissance, en réintégrant à sa juste place, l’approche relationnelle et l’empathie ?
Si cette invitation paraît à ce jour utopique, qu’est-ce qui pourrait nous empêcher d’y répondre - avec modestie ou ambition ? Dans cette perspective, un poème ne sera pas de trop :
En guise de table
une petite cagette de bois, renversée
Assis parmi les pâquerettes et les brins d’herbe
je pense aux paysannes et paysans guatémaltèques
qui m’offrent ce café
Et lje pense à ici
à ces multiples végétaux qui m’entourent
de la mousse ombragée aux majestueux érables
Je suis comme eux,
traversé des conversations chantées
merles, rossignols, mésanges, moineaux
et baigné de parfums floraux
mélangés par le vent
De l’Amérique latino-indienne à l’Eurasie
partout des gens, des arbres, des oiseaux
tissent le monde au gré du vent
*
PS : contrairement à ce que j’ai affirmé dernièrement, vous pouvez laissez des petits commentaires à cette lettre qui seront lus par toutes celles et tous ceux qui se rendent sur « l’élan du monde.Kessel.media »
Comment faire ? En principe, en bas de cette lettre que vous êtes en train de lire, il y a un petit rectangle avec la mention « voir tous les articles ». Cliquez dessus, attendez qu’une nouvelle fenêtre s’ouvre, cliquez sur « Voir un aperçu des articles », puis cliquez sur la lettre que vous souhaitez commenter et écrivez dans le rectangle en bas de celle-ci. Quand vous avez terminé, cliquez sur « commenter ». Expliqué comme je le fais, ça semble compliqué mais en réalité ce ne sont que trois clics. Si le cœur vous en dit, n’hésitez pas, je serai heureux de vous lire à mon tour, et j’imagine que d’autres personnes le seront aussi !