L’élan du monde

Est-ce que l’audace d’une vie meilleure dans un monde meilleur ne mérite pas d’être partagée ?

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Par Olivier Belot
7 mai · 4 mn à lire
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La théorie du nuage

Si tu vois tout en gris, déplace l’éléphant - proverbe indien -

Il y a quelques jours, circulant sur ma bicyclette entre les champs de colza parfumés, une idée m’est tombée dessus sans prévenir : la théorie du nuage.

L’ombre de quelques cumulonimbus dessinait sur le paysage de grandes masses où la lumière ainsi filtrée était plus ténue, les couleurs ternies ou adoucies, les tons un peu rompus. Sans transition, ces zones grisées contrastaient avec une clarté vive qui s’étendait sur quelques centaines de mètres, pour à nouveau retrouver une autre ombre, très nettement découpée. Et ainsi de suite.

Ce phénomène m’a toujours étonné et je ne me lasse pas de le contempler quand j’en ai l’occasion.

Aussi, traversant allègrement ces frontières éphémères, j’ai soudainement connu l’éveil. Un satori tout relatif, je le reconnais, modeste, minuscule même, plus léger qu’une seule de ces fleurs de colza, mais avec assez de teneur pour me ragaillardir et m’emplir de contentement : nous sommes sous un nuage.

Pas seulement moi sur mon vélo mais nous tous sur cette terre - à l’exception, peut-être, de quelques peuples épargnés par le capitalisme mondialisé.

À la différence des véritables stratus ou cirrus, constitués d’infimes gouttelettes d’eau, le nuage qui couvre actuellement la majeure partie de la planète, ou plutôt la majorité des êtres humains, est fait de pensées sombres.

Comme tout brouillard suffisamment épais, il plonge dans une forme de pénombre, les contours y sont atténués, la faculté de discernement s’y émousse. Si on n’y prend garde, ce qu’on y rencontre arrive souvent à nos perceptions déformé. Un milieu idéal pour mirages, fantasmes et autres illusions.

Le nuage du fatalisme.

L’absence de perspective réjouissante ou simplement rassurante, la rareté des informations enthousiasmantes, ce manque de couleur et de clarté, ce manque d’air, ce n’est qu’un nuage et comme tout nuage, il peut passer.

Nous et je au monde, Aquarelle sur papier, 29,7/42 cm, Avril 2024Nous et je au monde, Aquarelle sur papier, 29,7/42 cm, Avril 2024

À cet instant de lecture, il est possible que vous vous demandiez en quoi ce genre d’élucubration peut nous rendre le moindre service. C’est, en tout cas, la question qu’une petite voix pose en moi avec une pointe d’ironie et assez d’insistance pour que je ne puisse me défiler.


Tout d’abord, ce phénomène n’est pas nouveau.

Mais il prend actuellement une tournure plus prononcée quand les faibles engagements écologiques sont abandonnés au moment même où des mouvements populaires, des associations, des militants, des sociologues, des écologues, des partis politiques clament et démontrent que la préservation de notre planète est encore possible, qu’elle est urgente et qu’elle va de pair avec la protection sociale.

Il prend une tournure prononcée lorsque, en pleine crise sociale, des gouvernements, leurs amis milliardaires et leurs médias reproduisent les mêmes choix délétères que ceux des années trente - quand chacun de ce type d’experts éclairés affirmait ouvertement « plutôt Hitler que Blum ». Ce qui revient à considérer après coup : plutôt le désastre d’une nouvelle guerre mondiale, plutôt quelques dizaines de millions de morts, plutôt les camps d’extermination … que les congés payés.

Plutôt l’obéissance et la haine, plutôt l’obéissance à la haine que le droit à la conscience populaire et au bien vivre. Plutôt le nuage de l’obscurantisme, son chaos, son désespoir et son fatalisme que les joyeuses lumières bigarrées des peuples.


Qui est à l’origine de ce nuage fataliste ?


Dans son manifeste écosocialiste, bien nommé La vie large1, Paul Magnette rappelle ce que de nombreux observateurs et acteurs expliquent depuis quelques temps : « seule une oligarchie climatique, dont le mode de vie est largement responsable du désastre actuel, et qui a le privilège de ne pas être exposés à ses conséquences, a intérêt au statu quo », seule cette oligarchie a intérêt à ce que, fondamentalement, rien ne bouge, que le nuage du fatalisme s’installe, qu’il apparaisse comme un fait naturel.


Comment dégonfler le nuage morose, comment l’évacuer ?


Il existe, semble-t-il, dans les multiples cultures de l’humanité, une joyeuse famille de dieux et d’esprits du vent, répandus à travers le temps et l’espace, à mon avis toujours prêts à rendre service, entre autre pour pousser un nuage, le remuer, le bousculer un peu, le disséminer. Éole en fait partie. Mais aussi la déesse sumérienne Ninlin, qui serait certainement heureuse de nous aider. Comme Ne-o-gah, le doux esprit fauve iroquois du vent du sud. Et d’autres encore, particulièrement nombreux.

De mon point de vue, ces très hauts et dignes personnages correspondent à des forces présentes en nous et hors de nous. Je serais partisan d’entrer en relation avec eux, tous en même temps. Au fond, on peut supposer que, comme nous, ils forment une unité dans leur diversité, et qu’ils se feraient un plaisir de rejoindre notre propre diversité désirante.

Désirante de développer le désir, la volonté et le plaisir d’une manière de vivre soutenable. Une façon de vivre qui tienne compte des réalités et des limites de notre planète. Quelque chose qui fasse à nouveau envie.

Culture - Relation, Aquarelle sur papier, 29,7/42 cm, Avril 2024Culture - Relation, Aquarelle sur papier, 29,7/42 cm, Avril 2024

Et si le vent était en train de tourner ?


On ne s’en souvient peut-être pas mais il y a seulement vingt ou trente ans, il était devenu très difficile d’oser seulement employer le mot « capitalisme ». La gomme capitaliste avait effacé son propre nom. Celui-ci n’apparaissait plus dans le dictionnaire des idéologies. Encore moins dans celui des illusions et autres grands fourvoiements de l’humanité. Sans mot pour désigner un phénomène celui-ci ne disparaît-il pas des consciences ?


C’est ainsi que, dans bien des milieux, nous nous sommes trouvés démuni du moindre concept pour désigner un phénomène majeur, responsable non seulement d’injustices structurelles, mais aussi de la disparition d’espèces animales en quantité vertigineuse.


Ce n’est plus le cas. Parler politique, oser appeler un chat un chat, reste souvent parfaitement tabou mais les choses ont évolué. Les temps ont changé. Nous réapprenons l’intelligence du débat. Nuit debout y a participé. Nous réapprenons à nous écouter. Collectivement et individuellement. Entre humain et au-delà de notre espèce.


Des librairies, souvent indépendantes, se remplissent de nouveaux ouvrages ouvertement engagés, réinscrivant en grandes lettres les mots capitalisme, surprofit, surconsommation et ceux de commun, social, écologie, écoute, empathie…


L’un de ces ouvrages : le Manifeste pour une justice climatique2, publié par Notre affaire à tous, mentionnait il y a quelques années qu’en 2015 « Ashgar Leghari, fils de paysans, a attaqué son pays, le Pakistan. Il a demandé aux juges de défendre le droit de ses parents à la vie, à la dignité humaine face au réchauffement climatique qui appauvrit déjà considérablement leurs récoltes. La cour d’appel pakistanaise a reconnu le retard et la léthargie manifestés par l’État, et a sommé ce dernier de mettre en place une commission sur le changement climatique. Ne voyant rien venir, elle a d’elle-même nommé les 21 membres de cette commission.

Deux ans plus tard, en Inde, la Haute cour de l’État d’Uttarakhand saisie encore par un seul homme a reconnu le Gange, l’un des dix fleuves les plus pollués au monde, comme une entité vivante, ainsi que son affluant la Yamuna. La cour a fait remarquer que les deux étaient déjà reconnus dans l’hindouisme comme des entités divines. Toute atteinte à la qualité de l’eau sera traitée comme l’agression d’une personne.

L’année suivante en Colombie, 25 jeune de 7 à 26 ans ont fait reconnaître par la cour suprême la nécessité d’agir contre la déforestation et pour la protection du climat. Les juges ont donné cinq mois au gouvernement pour mettre en place un programme d’arrêt de la déforestation en Amazonie et de réduction des gaz à effet de serre. »

Cela n’empêche pas, bien-sûr, que des Trump et des Bolsonaro manipulent les foules et invitent à de graves et dangereuses régressions collectives. Mais les gonfleurs de sombres nuages ne doivent pas nous empêcher de voir ces vagues d’individus et de groupes, héroïnes et héros souvent anonymes, ré-insufflant de la cohérence, réouvrant des perspectives et redonnant confiance.

Ah, la joie du désordre, Aquarelle sur papier, 29,7/42 cm, Avril 2024Ah, la joie du désordre, Aquarelle sur papier, 29,7/42 cm, Avril 2024

Et ce ne sont pas seulement les jeunes qui agiraient là où leurs aînés auraient lamentablement failli comme aiment le prétendre celles et ceux qui ont intérêt à nous opposer les uns aux autres. Ce mouvement qui traverse les continents traverse également les générations. Durant le mois dernier, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a donné raison à des femmes désireuses que leur pays, la Suisse, adopte des mesures plus ambitieuses en matière de lutte contre le changement climatique3. S’appuyant sur le fait que les femmes âgées sont particulièrement vulnérables aux épisodes de forte chaleur elles ont démontré que le gouvernement ne respecte pas son obligation de protéger la santé et la qualité de vie.

La CEDH a officiellement reconnu que l’inaction climatique constitue une violation des droits de l’homme. Ce cas fera jurisprudence pour la CEDH, mais aussi pour les 46 états membres du conseil de l’Europe et les juridictions internationales.


Grace à une communauté d’humains, de déesses et de dieux, de cœur et d’esprit, il est redevenu possible de dire la nécessité de tenir enfin compte de notre planète, d’oser affirmer que l’écologie n’est pas un simple facteur, d’oser reconnaître qu’elle est la seule et unique branche sur laquelle nous nous trouvons et que, parmi nos idées des derniers millénaires, continuer de nous escrimer à la scier n’est certainement pas la meilleure.


*


Dans la nuit douce, presque chaude

le parfum d’un feu de bois.

Quelque part sur cette Terre.



*

Nous et je au monde, Détail, Aquarelle sur papier, 29,7/42 cm, Avril 2024Nous et je au monde, Détail, Aquarelle sur papier, 29,7/42 cm, Avril 2024

Je n’ai pas trouvé mieux que la formule d’ATTAC4 pour clore ce courrier : en mai, faisons ce qui nous plait... pour la justice sociale, fiscale et environnementale !


À bientôt 

Olivier B.


Sources :


1 La vie large, Manifeste écosocialiste, Paul Magnette, La découverte Poche.


2 Comment nous allons sauver le monde, Manifeste pour une justice climatique, Notre affaire à tous, Massot éditions.


3 Au tribunal, le climat change, entretien avec Corina Heri, docteur en droit à l’université de Zurich. Télérama 3875 du 17.04.2024, p.11.


4 J’en profite pour transmettre le lien vers cette pétition pour la justice fiscale :

https://france.attac.org/se-mobiliser/superprofits-ultra-riches-mega-injustices/article/signez-la-petition-60-milliards-en-taxant-les-plus-riches-maintenant-c-est?pk_campaign=Infolettre-3772&pk_kwd=france-attac-org-se-mobiliser